S'il est minuit dans le siècle
lui. Ses grosses mains carrées rajustaient le ceinturon, le
bord inférieur de la tunique. Tout ça ne présageait rien de bon, l’intonation
du chef n’annonçait pas de félicitations ; pourtant le dossier…
– Camarade Fédossenko. J’ai passé la nuit à étudier l’affaire
du centre trotskyste contre-révolutionnaire de Tchernoé. Votre façon de
conduire l’instruction a été au-dessous de toute critique… Hum… au-dessous de
toute critique…
Fédossenko, étranglé, fit un pas en avant et se mit au port
d’armes. Tous les regards se collaient à lui. Le même ouf s’exhala sans bruit des six autres poitrines.
Encaisse, mon gros ! Ah, tu faisais le fier ! l’important ! chargé
d’instruire une grosse affaire politique ! Ben, mon collègue, ben mon
cochon, tu peux te déculotter à présent. T’es bon. Et Fédossenko, d’une ouïe
secrète, entendait ça. Tout s’écroulait autour de lui, tout, tout… Affreux. Et
Knapp continuait :
– Qu’est-ce que ces affaires du pain de sept livres et
des douze cents cahiers ? La directive de Moscou dit clairement :
« On se réservera dans certains cas d’ouvrir contre eux des poursuites de
droit commun sans toutefois que cela paraisse systématique… » Vous vous
occupiez d’un pain de sept livres volé par des charretiers pendant qu’un Comité
clandestin des Cinq poursuivait, parmi les déportés dont vous avez la
surveillance, son activité… son activité… pernicieuse… D’où viennent les douze
cents cahiers ? De Moscou. Avez-vous signalé au Collège central la
présence d’opportunistes contre-révolutionnaires de droite actifs et organisés
dans les services de répartition de l’instruction publique, à Moscou même ?
Je vous le demande : l’avez-vous signalée ?
Fédossenko balbutia :
– Non.
Un murmure de réprobation l’entoura. Qui l’eût cru ? Une
si criminelle négligence ? Oh !
– Parmi les détenus confiés à votre garde, le
trotskyste le plus dangereux, de son propre aveu, s’est évadé. ÉVADÉ ! Camarades
chefs et sous-chefs, nous sommes tous responsables de cette chose inconcevable…
Le coupe-papier de Knapp claqua sèchement sur le bord de la
table. Tout le monde savait la chose ; mais la stupeur de tous accabla d’autant
plus le coupable que chacun se sentit soulagé pour son propre compte.
–… Moi le premier, qui ai toléré qu’un dossier de cette
importance demeurât entre des mains incapables… (longue pause, reflet des
lunettes grises sur tous les visages, voix chuintante) ou suspectes…
Si Fédossenko ne tomba pas à la renverse, c’est que ses
reins de taureau gardèrent l’équilibre indépendamment de sa volonté. Il perdit
toute contenance avec toute espérance, leva les deux mains dans un geste
suppliant, dit sur un lamentable ton de reproche : Comment pouvez-vous, camarade chef !… se
redressa véhémentement avec un cri : suspect,
moi, jamais ! mais tout cela à l’intérieur sous une apparence
atterrée, absolument immobile et muette, tandis que sa face se congestionnait
de plus en plus et qu’un vilain brouillard se tendait devant ses yeux.
– En elle-même l’affaire du Centre trotskyste est d’une
gravité inattendue, mais votre dossier, loin de l’éclaircir, l’obscurcit
étrangement. Je la suivrai désormais moi-même. Fédossenko !
(… tout court ? C’est ça…, c’est… c’est… la prison… la…
la… la… pri…)
–… Je vous avais ordonné une procédure correcte, vous en
souvenez-vous ?
(Par bonheur, quand un supérieur l’interrogeait, quelle que
fût sa débâcle d’homme, Fédossenko retrouvait sur-le-champ le don de l’assentiment
verbal. Oui, camarade chef.)
– Le malfaiteur évadé, avant de s’évader, nous a
cependant adressé une plainte pour sévices de votre part. Vous
reconnaissez-vous coupable ?
– Je… Non… Je ne sais pas…
– Un de vos subordonnés confirme la plainte de l’évadé.
Ne vous pressez pas de nier ou d’avouer. Vous aurez le temps de réfléchir à la
conduite que vous aurez à tenir devant les juges d’instruction du parti et de
la Sûreté. Vous avez trompé la confiance du parti et saboté le travail de la
Sûreté. Vous prendrez les arrêts jusqu’à nouvel ordre.
Le chef du service intérieur murmura « très bien ! »
avec une outrageante désinvolture, la cigarette aux lèvres. Fédossenko dit :
– J’obéis, camarade chef, pivota sur ses
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