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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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la taïga, il revint
vers Rodion, couché nu, les membres écartés, frissonnant. De toute sa hauteur, il
regarda Rodion et tout à coup déclama, sur un ton plaisant d’écolier :
    Diadia ! diadia ! nos filets
Ont ramené l’corps d’un noyé…
    C’est du Pouchkine, dit Rodion, au bord de l’inconscience.
    – Et Shakespeare, fit Ivan, imperceptiblement railleur,
connais-tu ce nom-là ?
    – Non… je n’ai lu que Hegel, Hegel…
    – Possible. Mais t’as la fièvre, mon noyé.
    Qu’il y avait maintenant de chaleur dans ses intonations… Rodion,
défaillant, ferma les yeux. L’homme s’agenouilla près de lui et, des deux mains,
se mit à couvrir de sable le corps nu du gars. Rodion sentit sur toute sa chair
cette tiédeur matérielle. Ses traits se détendirent. Son visage enfantin
émergea seul du sable. La lumière, traversant ses paupières et son sommeil, éteignit
en lui toute pensée. Il revivait.
    … Il passa plusieurs jours avec l’homme, Ivan, qui disait ne
pas savoir le nom du fleuve ni celui de l’autre fleuve dont il fallait trouver le
confluent, à deux ou trois jours de marche en amont : là descendaient sans
cesse de grands radeaux chargés de bois ; en naviguant trois jours dessus
on arrivait à une ville, une ville sans nom ni souvenir aussi, car cet homme se
méfiait des hommes, du langage, des noms, des chiffres, des souvenirs.
    – Les fleuves n’ont pas de nom dans la nature, disait-il
malicieusement. Les noyés n’ont pas de nom au fond de l’eau, frère, et tous le
même visage bleu… Les loups ne savent pas qu’ils sont des loups… C’est ainsi… ainsi…
    Il conduisit Rodion à son gîte, un large et confortable
terrier, bien sec, creusé dans la terre même de la steppe, bien exposé au
soleil, bien caché dans les buissons. Rodion pensa que plusieurs hommes avaient
dû y travailler, tant l’aménagement en était bon. Deux manteaux de cavalerie et
des douillettes d’hiver y faisaient une couche confortable. Rodion, en s’endormant
là pour la première fois éprouva une crainte. Pourquoi Ivan ne me casserait-il
pas la tête, cette nuit, pourquoi ? Aussitôt, il se répondit lui-même :
Fusillé à la manque et noyé à la manque, on est fait pour dormir ensemble sous
terre. Qu’aurait-il besoin de ma mort ? Qu’ai-je besoin de ma vie ? Tout
est sans importance. Plus de problèmes. La simplicité des choses donnait un
léger vertige. La terre était vaste, vaste… Ils se quittèrent sans poignée de
main ni paroles inutiles, taciturnes tous les deux, sans doute parce que ce
jour-là le ciel blanc était lourd. Rien à se dire à la limite de la plage, où
commençait une lande assombrie. Rodion s’en alla vers la ligne noire des
montagnes du lointain. Ivan balançait à bout de bras un tronçon de carabine, sciée
au canon, sciée à la crosse. Quand Rodion se fut éloigné d’une centaine de
mètres, Ivan leva cette arme mutilée pour l’agiter longuement au-dessus de sa
tête. Il parut faire d’incompréhensibles signaux. Rodion, qui marchait vite, se
retourna plusieurs fois pour lui répondre en agitant sa casquette…
    … L’autre fleuve sans nom était plus large. Il emportait,
entre des escarpements de roches violacées, une étonnante largeur de bleu
céleste. Des troncs d’arbres y flottaient. Une fumée se vrilla au-dessus d’un
bois. Rodion ne fut plus qu’attente, guet. Caché sur la rive bordée de hautes
herbes pointues comme des épées, il vit passer majestueusement un grand radeau
fortement charpenté, portant toute une construction en troncs d’arbres : et
des hommes y parlaient très haut, en une langue qu’il ne comprit pas, finnoise
ou samoyède ou syzrane ou mari, – des hommes blonds assez bien habillés de
chandails et de vieux cuir roux – probablement des communistes. Le radeau
suivant se montra plusieurs heures plus tard, un peu avant le coucher du soleil,
au travers d’un nuage de moucherons. Plus léger, moins chargé, deux jeunes gars
le conduisaient, debout, avec de longues perches. Rodion les héla et ils accostèrent
avec une sorte d’indifférence, l’accueillirent sans mot dire, lui mirent entre
les mains une perche. Tout se faisait de soi-même. Sitôt que le soleil se fut
couché, les roches prirent une teinte de sang noirci, le fleuve devint hostile,
les morsures des moucherons douloureuses. Alors les deux gars entonnèrent une
chanson de forçats d’autrefois qui disait :
    Nous allons

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