Souvenirs d'un homme de lettres
au Procope entendre Pesquidoux avec
la foi naïve, ardente des vingt ans de cette époque-là. En somme
ces discussions autour d'un bock, dans la fumée des pipes,
préparaient une génération et tenaient en éveil cette France qu'on
croyait définitivement chloroformisée. Plus d'un doctrinaire (1),
qui, aujourd'hui loti ou espérant l'être, affecte pour ces mœurs un
dédain de bon goût et traite volontiers de vieux étudiants les
hommes nouveaux, a longtemps vécu et vit encore (j'en connais) des
bribes d'éloquence ou de haute raison que des prodigues bien doués
laissaient alors traîner sur les tables.
[(1) Écrit en 1878, pour le
Nouveau
Temps
, de Saint-Pétersbourg.]
Sans doute quelques-uns de nos jeunes tribuns
s'attardèrent, vieillirent sur place, parlèrent toujours et ne
firent jamais rien. Tout corps d'armée a ses traînards qu'en fin de
compte la tête abandonne ; mais Gambetta n'était pas de
ceux-là. S'il s'escrimait au café sous le gaz, ce n'était qu'après
avoir rempli de travail réel sa journée. Comme l'usine, le soir,
lâche sa vapeur au ruisseau, il venait là répandre en paroles son
trop-plein de verve et d'idées. Cela ne l'empêchait point d'être
étudiant sérieux, d'avoir des triomphes à la conférence Molé, de
prendre ses inscriptions, de conquérir ses diplômes et ses
licences. Un soir, chez Mme Ancelot, – qu'il y a longtemps de
cela, Dieu de Dieu ! – dans ce salon de la rue Saint-Guillaume
plein de vieillards pétillants et d'oiseaux en cage, je me rappelle
avoir entendu dire à la très bienveillante maîtresse du
logis : « Mon gendre Lachaud a un nouveau secrétaire, un
jeune homme très éloquent, paraît-il, avec un bien drôle de nom…
Attendez… Il s'appelle… Il s'appelle M. Gambetta. »
Assurément la bonne vieille dame était loin de prévoir jusqu'où
irait ce jeune secrétaire qu'on disait éloquent et qui avait un si
drôle de nom. Et pourtant, à part l'inévitable apaisement dont la
pratique de la vie se charge d'apprendre la nécessité à de moins
subtilement compréhensifs que lui, à part certaine connaissance
politique des mobiles et des dessous facilement puisée dans
l'exercice du pouvoir et le maniement des affaires, le stagiaire de
ce temps-là, pour l'ensemble du caractère et de la physionomie,
était bien ce qu'il est resté. Non pas gros encore, mais carrément
taillé, le dos rond, le geste tutoyeur, aimant déjà à s'appuyer
tout en marchant, tout en causant, au bras d'un ami, il parlait
beaucoup, à tout propos, de cette dure et forte voix méridionale
qui découpe les phrases comme au balancier et frappe les mots en
médaille ; mais il écoutait aussi, interrogeait, lisait,
s'assimilait toutes choses, et préparait cet énorme emmagasinement
de faits et d'idées si nécessaire à qui prétend diriger une époque
et un pays aussi compliqués que les nôtres. Gambetta est un des
rares hommes politiques qui ait des curiosités d'Art et qui
soupçonne que les Lettres ne sont pas sans tenir quelque place dans
la vie d'un peuple. Cette préoccupation apparaît couramment dans
ses conversations et perce même dans ses discours, mais sans
morgue, sans pédantisme et comme venant de quelqu'un qui a vu des
artistes de près et pour qui les choses des Lettres et des Arts
sont quotidiennes et familières. Du temps de l'Hôtel du Sénat, le
jeune avocat dont j'étais l'ami, brûlait parfois un cours pour
aller dans les Musées admirer les maîtres, ou défendre, aux
ouvertures de Salon, contre les endormis et les retardataires le
grand peintre François Millet alors méconnu. Son initiateur et son
guide dans les sept cercles de l'enfer de la peinture, était un
méridional comme lui, plus âgé que lui, poilu, bourru, avec de
terribles yeux qu'on voyait luire sous d'énormes sourcils
retombants, comme un feu de brigands au fond d'une caverne voilée
de broussailles. C'était Théophile Silvestre, parleur superbe et
infatigable, à la voix montagnarde et sonnant le fer ariégeois,
écrivain de haute saveur, critique d'Art incomparable, épris des
peintres et les pénétrant avec la subtilité compréhensive d'un
amoureux et d'un poète. Il aimait Gambetta inconnu, pressentant
chez lui son grand rôle, il continua à l'aimer plus tard malgré de
terribles dissentiments politiques, et vint mourir un jour à sa
table, de joie on peut le dire, et dans l'ivresse d'une tardive
réconciliation. Ces promenades à travers le Salon, à travers
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