Souvenirs d'un homme de lettres
regardaient de leurs yeux ronds. D'où sortait
celui-là, cet inconnu, qui se permettait d'en défendre un autre, et
devant Odilon Barrot encore !… Un homme d'esprit (il s'en
rencontre partout), M. Oscar de Vallée, me sauva. Il était
avocat, lui, procureur général, que sais-je, de la boutique enfin,
et sa toque même laissée au vestiaire lui conférait le droit de
parler n'importe où ; il parla : – « Monsieur a
raison, parfaitement raison, Maître Gambetta n'est pas le premier
venu ; nous en faisons tous grand cas au Palais pour son
éloquence… » Et voyant sans doute que ce mot d'éloquence
laissait froide la compagnie, il ajouta en insistant : «… Pour
son éloquence et pour sa
jugeotte
! »
Vint le suprême assaut contre l'Empire, les
mois chargés à poudre, bourrés de menaces, tout Paris frémissant
sous je ne sais quel souffle précurseur, comme la forêt avant
l'orage ; ah ! Nous allions en voir, nous tous de la
génération qui se plaignait de n'avoir rien vu. Gambetta, à la
suite de sa plaidoirie au procès Baudin était en train de passer
grand homme, les anciens du parti républicain, les combattants de
51, les exilés, les
vieilles barbes
avaient pour le jeune
tribun des tendresses paternelles, les faubourgs attendaient tout
de « l'avocat borgne », la jeunesse ne jurait que par
lui. Je le rencontrais quelquefois : « il allait être
nommé député, … Il revenait de faire un grand discours à Lyon ou
bien à Marseille !… » Toujours agité, sentant la poudre,
toujours dans l'excitation d'un lendemain de bataille, parlant
haut, serrant fort la main et rejetant en arrière ses cheveux dans
un geste plein de décision et d'énergie. Charmant, d'ailleurs, plus
que jamais familier et se laissant volontiers arrêter dans son
chemin pour causer ou rire : « Déjeuner à Meudon »
répondit-il à un de ses amis qui l'invitait, volontiers ! Mais
un de ces jours, quand nous en aurons fini avec
l'Empire. »
Voici maintenant la grande bousculade, la
guerre, le Quatre Septembre, Gambetta membre de la Défense
Nationale en même temps que Rochefort. Ils se retrouvèrent face à
face devant le tapis vert où se signent proclamations et décrets,
comme douze ans auparavant, devant la nappe cirée de ma table
d'hôte. L'arrivée subite au pouvoir de mes deux compagnons du
quartier Latin ne m'étonna point. L'air était plein, à ce moment,
de bien plus surprenants prodiges. Le grand bruit de l'Empire
écroulé remplissait encore les oreilles, empêchait d'entendre les
bottes de l'armée prussienne qui s'avançait. Je me rappelle une
première promenade à travers les rues. Je revenais de la campagne –
un coin tranquille de la forêt de Sénart – respirant encore l'odeur
fraîche des feuilles et de la rivière. Je me sentis comme
étourdi : plus de Paris, une immense foire, quelque chose
d'une énorme caserne en fête. Tout le monde en képi, et les petits
métiers subitement rendus libres par la disparition de la police,
remplissant comme aux approches du jour de l'an, la ville entière
d'étalages multicolores et de cris. La foule grouillait, le jour
tombait ; dans l'air des lambeaux de
Marseillaise
.
Tout à coup, bien dans mon oreille, une voix du faubourg,
goguenarde et traînante, cria : « Ach'tez la femme
Bonaparte, ses orgies, ses amants, … Deux sous ! » et on
me tendait un carré de papier, un canard frais encore de
l'imprimerie. Quel rêve ! En plein Paris, à deux pas de ces
Tuileries où le bruit des dernières fêtes flotte encore, sur ces
mêmes boulevards que quelques mois auparavant j'avais vus, balayés
à coups de casse-têtes, chaussée et trottoirs, par des escouades de
policiers. L'antithèse me fit une impression profonde, et j'eus
cinq minutes durant le sentiment net et aigu de cette chose
effrayante et grandiose qu'on appelle une révolution.
Je vis Gambetta une fois, dans cette première
période du siège, au ministère de l'intérieur – où il venait de
s'installer comme chez lui, sans étonnement, en homme à qui arrive
une fortune dès longtemps présagée – en train de recevoir
tranquillement, à la papa, avec sa bonhomie un peu narquoise, ces
chefs de service qui, hier encore, disaient dédaigneusement
« le petit Gambetta ! » et, maintenant
arrondissaient l'échine pour soupirer, l'air pénétré :
« si monsieur le ministre daigne me le
permettre ! »
Après je ne revis plus Gambetta que de loin en
loin, par
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