Staline
de demain. Pour les populistes, les fondements du
communisme existent déjà en Russie : c’est le mir (communauté
rurale) reposant sur l’obchtchina (propriété rurale commune). La Russie
peut donc éviter l’étape européenne du capitalisme industriel et la douloureuse
transformation de la paysannerie en prolétariat. Pour les éveiller et les
aiguillonner, en 1874 et 1875, près de deux mille jeunes populistes se lancent
dans l’alphabétisation des paysans, qui chassent à coups de fourches, assomment
ou dénoncent à la gendarmerie ces pourfendeurs du tsar vénéré. Désabusée, une
partie de l’intelligentsia démocratique passe de la propagande à la bombe.
Le tsar ne peut, en effet, répondre à ses attentes ; il
veut moderniser l’Empire et ses institutions sans toucher à leurs fondements,
sans démocratiser ni libéraliser le système. Son irrésolution apparente reflète
une insurmontable difficulté : empêcher les réformes par le bas en les
octroyant d’en haut, sans toucher au système même de l’autocratie, c’est
interdire toute vraie réforme. Nicolas II rencontrera les mêmes problèmes
pour les mêmes raisons trois décennies plus tard.
Le durcissement graduel du régime déçoit les libéraux les
plus tièdes. Fondée en 1878, la Volonté du peuple et son comité exécutif d’une
vingtaine de jeunes gens défient le gouvernement et sa police ; ils
exigent du tsar les libertés politiques et une constitution sous peine de l’abattre.
Dans le désenchantement général, leurs attentats bénéficient de la complicité
passive de la société libérale. L’acquittement par le jury, en juillet 1878,
de la jeune Vera Zassoulitch qui a tiré sur le chef de la police, Trepov, et l’a
blessé, souligne l’isolement de la Cour. Le tsar confie tous les délits
politiques aux tribunaux militaires, puis, après un attentat manqué de la
Volonté du peuple contre lui, il donne des pouvoirs dictatoriaux exceptionnels
aux gouverneurs généraux des six principales provinces de Russie d’Europe, qui
internent et exilent par simple décision administrative. La mesure creuse plus
encore l’abîme entre le régime et ses soutiens naturels. En mars 1880, la
Volonté du peuple promet de ne « cesser la lutte que lorsque Alexandre II
abdiquera son autorité entre les mains du peuple pour laisser à une assemblée
nationale constituante le soin de poser les bases de la réforme sociale ».
Province occidentale d’un Caucase à peine soumis à la botte
russe, la Géorgie est à la traîne de l’Empire, qu’elle fournit déjà en
fonctionnaires et en policiers. Sous Alexandre II, un modeste
développement industriel s’ébauche : en 1867, commence la construction du
chemin de fer Tiflis-Poti avec une main-d’œuvre d’ouvriers russes spécialisés
et de manœuvres recrutés dans la paysannerie locale. Peu après, l’extraction du
manganèse débute dans la région de Tchiatouri. À l’autre bout du Caucase, en
Azerbaïdjan, l’exploitation du pétrole démarre à Bakou. En 1883, la
construction de la ligne de chemin de fer Tiflis-Bakou s’achève.
À la naissance de Joseph Djougachvili, la Géorgie est un
pays de petite culture, imprégné de traditions féodales et de mœurs
patriarcales, peuplé de petits hobereaux décavés et de médiocres princes
nourris de rêveries nationalistes ; sous l’appareil bureaucratique russe
pullulent groupes familiaux, clans, cliques aux liens multiples et étroits dont
les chefs se parent souvent de sonores titres nobiliaires, voire princiers.
La population est formée, aux quatre cinquièmes, de paysans
misérables, superstitieux, illettrés et dévots, et de hobereaux qui leur
ressemblent. Les petits agriculteurs cultivent avec leurs charrues de bois des
exploitations minuscules coincées entre des latifundia princiers ou cléricaux,
sur lesquels ils doivent en sus travailler gratuitement. Les métayers versent
au propriétaire jusqu’à la moitié de leurs récoltes ; les droits de pacage
pour le bétail sont exorbitants ; l’usure fleurit avec des taux d’intérêt
de 40 à 50 %. La viticulture et un petit artisanat qui bricole un
outillage agricole primitif occupent aussi cette population à peine sortie du
Moyen Âge.
À l’exception d’une mince couche intellectuelle rassemblée
autour de trois revues littéraires au tirage confidentiel, la masse misérable
de la population géorgienne vit dans l’univers mental et
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