Staline
français ses premiers créanciers.
L’industrialisation double en vingt-cinq ans le nombre des
ouvriers d’usine, qui franchit le cap des 1 500 000 au début des
années 1890. Ce prolétariat, à peine sorti de la campagne et du servage et
passant de l’araire à la machine, est abruti par le rythme de l’atelier et une
journée de travail de 14 à 16 heures dans des locaux insalubres. Entassés
dans d’immenses baraques qui flanquent l’entreprise ou dans des taudis, les
ouvriers voient leur maigre salaire, réglé en partie en nature, largement
amputé par un système complexe d’amendes. Les hommes gagnent de 10 à 18 roubles
par mois, les femmes de 5 à 8, les adolescents de 3 à 5 (un kilo de pain vaut
de 5 à 8 kopecks, une livre de beurre 30 à 35 kopecks, le tiers d’un
rouble). Les coups pleuvent sur les apprentis. Les ouvriers, soumis, se révoltent
parfois, brisent les machines, saccagent les bureaux, frappent les
contremaîtres avant d’être matés à coups de crosse ou de fusil par la police ou
la troupe. Ces actions sauvages, prolongement des révoltes sanglantes et
destructrices des serfs du temps passé, sont aussi la première amorce d’une
conscience ouvrière. Le gouvernement esquisse, entre 1882 et 1886, une
législation sociale destinée à convaincre les ouvriers que le tsar les protège.
Mais ces mesures restent largement théoriques et n’empêchent pas la
protestation ouvrière spontanée de se développer. De 1881 à 1886, la police
recense 80 000 grévistes.
En septembre 1883, cinq anciens populistes, dont
Plekhanov, le premier disciple de Marx en Russie, créent à Genève la première
organisation marxiste russe, L’Émancipation du travail. De petits cercles
ouvriers nés à sa suite organisent des réunions d’étude, de formation, de
propagande et d’éducation, des caisses de secours mutuel et des bibliothèques
clandestines, mais ces embryons d’institutions ouvrières sont vite démantelés
par la police. Les échos de cette modeste activité ne retentissent pas encore
dans la lointaine Gori.
Joseph vit ses cinq premières années dans une petite maison
en briques avec une cuisine et une chambre de six mètres carrés au sol
recouverte de briques, sombre, ornée d’une petite fenêtre, flanquée d’un
appentis et surmontée d’un réduit de planches. Une petite table, un tabouret,
une sorte de lit pliant couvert d’une natte de paille, et une vieille machine à
coudre sur laquelle Catherine travaille forment tout le mobilier. Une petite
cave sert d’atelier à Besso. La maisonnette donne sur une ruelle pompeusement
dénommée rue de la Cathédrale, grossièrement pavée de galets disjoints
simplement posés à même le sol et traversée d’une rigole où s’écoulent
paresseusement les eaux usées, les eaux de pluie et les ordures. Catherine
Gueladzé dira plus tard : « La pluie coulait par le toit de notre
petite maisonnette sombre. Et il faisait humide [22] . » Joseph y
contracte une tuberculose rampante. Lorsque Mathias Rakosi, secrétaire du PC
hongrois, visitera la petite pièce où est né et a vécu Staline, avec « sa
féroce pauvreté ambiante [23] »,
il verra tout de suite, écrira-t-il, le caractère de Staline sous un autre
angle.
Il grandit en effet dans une misère qui le durcit vite. Kéké
fait des ménages chez des gens aisés de la ville, cuit leur pain, coupe, coud,
ravaude et lave leurs vêtements. Elle emmène souvent Sosso avec elle chez ses
patrons, mais ses visites chez les riches dédaigneux suscitent en lui une
aversion envieuse, aggravée par les humiliations traditionnelles infligées aux
enfants de domestiques. Vissarion dépensant l’essentiel de ses maigres gains à
boire, l’existence matérielle de la petite famille Gueladzé repose sur
Catherine, situation insolite dans la Géorgie traditionaliste et religieuse. C’est
elle qui règle le loyer d’un rouble et demi par mois sur un revenu mensuel d’à
peine dix roubles. Aussi, à la maison, on mangeait mal, dira Kéké : du
pain, des oignons, des pommes de terre bouillies, des haricots rouges.
Vissarion ne paie rien ; il passe sa journée à rapetasser savates et
chaussures dans son sous-sol obscur et à boire au cabaret le soir et le dimanche ;
le vin et la vodka, à la mode en Géorgie depuis la moitié du XIX e siècle,
engloutissent la totalité de ses maigres gains. La ville abrite 92 cordonniers
et savetiers, pour 6 000 habitants ;
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