Terribles tsarines
L'Hôpital, usé et dolent, le jeune baron de Breteuil débarque, tout fringant et tout inspiré, à Saint-Pétersbourg. Il est chargé par le duc de Choiseul de convaincre l'impératrice qu'elle devrait retarder les opérations militaires afin de ne pas « augmenter les embarras du roi de Prusse », la signature de la paix pouvant en être compromise.Du moins sont-ce là les intentions qu'on prête à l'envoyé français dans l'entourage d'Élisabeth. Elle s'étonne de ces conseils de modération à l'heure du partage des profits. Devant l'ambassadeur Esterhazy, qui, au nom de l'alliance austro-russe, accuse le général Pierre Saltykov de traîner les pieds et de faire ainsi le jeu de l'Angleterre, qui le paie peut-être pour ses lenteurs, elle s'écrie, rouge d'indignation : « Nous n'avons jamais rien promis que nous ne nous soyons efforcée de tenir ! [...] Jamais je ne permettrai que la gloire achetée au prix du sang précieux de nos sujets soit ternie par quelque soupçon de mauvaise foi ! » Et, de fait, au terme de cette troisième année d'une guerre incohérente, elle peut se dire que la Russie est la seule puissance de la coalition qui soit prête à tous les sacrifices pour obtenir la capitulation de la Prusse. Alexis Razoumovski la soutient dans son intransigeance. Lui non plus n'a jamais cessé de croire en la suprématie militaire et morale de la patrie. Pourtant, au moment de prendre les décisions qui engagent ses troupes dans des combats sans merci, ce n'est ni son vieil amant, Alexis Razoumovski, ni son favori actuel, Ivan Chouvalov, si cultivé et si avisé, ni son trop prudent et trop astucieux chancelier Michel Vorontzov qu'elle consulte, mais le souvenir écrasant de son aïeul Pierre le Grand. C'est à lui qu'elle pense quand, le 1 er janvier 1760, à l'occasion des vœux de Nouvel An, elle souhaite publiquement que son armée se montre « plus agressive et plus aventureuse afind'obliger Frédéric II à plier le genou. Comme récompense de ce suprême effort, elle ne demandera, lors des pourparlers de paix, que la possession de la Prusse orientale, sous réserve d'un échange territorial avec la Pologne, celle-ci conservant, au besoin, un semblant d'autonomie. Cette dernière clause devrait suffire, juge-t-elle, à apaiser les scrupules de Louis XV.
Pour préparer des négociations aussi délicates, le roi de France compte sur l'aide que le baron de Breteuil apportera au marquis de L'Hôpital vieillissant. Au vrai, ce n'est pas à l'expérience diplomatique du baron qu'il fait confiance pour circonvenir la tsarine, mais à la séduction qu'exerce sur toutes les femmes ce bellâtre de vingt-sept ans. Fine mouche, Élisabeth a tôt fait de percer le jeu de ce faux admirateur de sa gloire. D'ailleurs, en observant la manœuvre de Breteuil, elle comprend que ce n'est pas elle qu'il cherche à enjôler pour l'associer aux intérêts de la France, mais la grande-duchesse. Afin de gagner les faveurs de Catherine, il lui propose, au choix, soit de se laisser aimer par lui comme seul un Français sait le faire, soit d'obtenir de la tsarine qu'elle rappelle Stanislas Poniatowski, en pénitence dans sa morne Pologne. Qu'elle opte pour l'une de ces solutions ou qu'elle les conjugue toutes deux pour son plaisir, elle en aura une telle gratitude envers la France qu'elle ne pourra rien lui refuser. Le moment est d'autant plus indiqué pour cette offensive de charme que la jeune femme a subi, coup sur coup, deux graveschagrins : la mort de sa fille, la petite Anna 5 , et celle de sa mère, qui s'est éteinte récemment à Paris. Or, il se trouve que, malgré ce double deuil, Catherine a enfin surmonté la morosité qui la rongeait depuis des années. Mieux, elle n'éprouve plus le besoin de renouer avec un de ses anciens amants ni d'en accueillir un autre, fût-il français.
En vérité, elle n'a pas attendu le baron de Breteuil pour découvrir un successeur aux hommes qui l'ont jadis comblée. Ce nouvel élu a la singularité d'être un Russe pur sang, un superbe gaillard, athlétique, déluré, audacieux, couvert de dettes, réputé pour ses frasques et prêt à toutes les folies pour protéger sa maîtresse. Il se nomme Grégoire Orlov. Ses quatre frères et lui servent tous dans la garde impériale. Le culte qu'il voue aux traditions de son régiment renforce sa haine envers le grand-duc Pierre, connu pour son mépris de l'armée russe et de ses chefs. A l'idée que cet histrion plastronne
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