Terribles tsarines
Excédée par ces attermoiements, l'impératrice destitue Fermor et le remplace par Pierre Saltykov, vieux général qui a accompli toute sa carrière dans la milice de Petite-Russie. Connu pour sa timidité, son apparence chétive et son uniformeblanc de milicien, dont il est très fier, Pierre Saltykov n'est guère apprécié de la troupe, qui se moque de lui quand il a le dos tourné et l'appelle Kourot chka (la Poulette). Or, dès les premiers engagements, « la poulette » se révèle plus combative qu'un coq. Profitant d'une erreur tactique de Frédéric II, Pierre Saltykov se dirige hardiment vers Francfort. Il a donné rendez-vous sur l'Oder au régiment autrichien du général Gédéon de Laudon. Sitôt qu'ils auront fait leur jonction, la route de Berlin sera ouverte. Alerté par cette menace contre sa capitale, Frédéric II revient en hâte du fond de la Saxe. En apprenant par ses espions que, du côté de l'adversaire, des querelles de commandement ont éclaté entre le Russe Saltykov et l'Autrichien Laudon, il décide de mettre à profit cette dissension pour déclencher une attaque définitive. Le 10 août, dans la nuit, il franchit l'Oder et s'élance vers les Russes, retranchés dans Kunersdorf. La lenteur d'exécution des Prussiens ayant permis aux troupes de Laudon et de Saltykov de se réorganiser, l'effet de surprise est nul. Cependant, la bataille est si violente, si confuse que Saltykov, dans un élan théâtral, se jette à genoux devant ses soldats et implore le « dieu des Armées » de leur donner la victoire. En fait, la décision est dictée par l'artillerie russe, demeurée intacte malgré les assauts répétés de l'ennemi. Le 13 août, l'infanterie, puis la cavalerie prussiennes sont écrasées par le tir des canons. La panique s'empare des survivants. Bientôt, sur les quarante-huit mille hommes commandés à l'originepar Frédéric II, il n'en reste plus que trois mille. Encore cette horde, épuisée et démoralisée, n'est-elle bonne qu'a reculer en protégeant ses arrières. Accablé par cette défaite, Frédéric II écrit à son frère : « Les suites de l'affaire sont pires que l'af faire elle-même. Je n'ai plus de ressources. Tout est perdu. Je ne survivrai pas à la perte de la patrie ! »
En rendant compte de cette victoire à la tsarine, Pierre Saltykov se montre plus circonspect dans ses conclusions : « Votre Majesté Impériale ne doit point se montrer surprise de nos pertes, lui écrit-il, car elle n'ignore pas que le roi de Prusse vend chèrement ses défaites. Une autre victoire comme celle-là, Majesté, et je me verrais contraint à cheminer jusqu'à Saint-Pétersbourg, un bâton à la main, pour en apporter moi-même la nouvelle faute d'estafette 3 . » Pleinement rassurée sur l'issue de la guerre, Élisabeth fait célébrer, cette fois-ci, un « vrai Te Deum et déclare au marquis de L'Hôpital : « Tout bon Russe doit être bon Français, et tout bon Français doit être bon Russe 4 . » En récompense de ce haut fait d'armes, le vieux Saltykov, « la Poulettes, reçoit le titre de feld-maréchal. Est-ce cette faveur qui l'engourdit soudain ? Au lieu de poursuivre l'ennemi en retraite, il s'endort sur ses lauriers. La Russie entière semble d'ailleurs saisie d'une torpeur heureuse àl'idée d'avoir défait un chef aussi prestigieux que Frédéric II.
Après un bref mouvement de désespoir, le grand-duc Pierre se remet à croire au miracle germanique. Quant à Élisabeth, tout étourdie par les chants d'église, les salves d'artillerie, les carillons de cloches et les congratulations diplomatiques, elle se réjouit de pouvoir enfin observer une pause de réflexion. Son accès d'humeur combative s'achève par un retour progressif à la raison : où est le mal si Frédéric II, ayant reçu une magistrale raclée, se maintient quelque temps encore sur son trône ? L'essentiel ne serait-il pas de conclure un arrangement acceptable pour toutes les parties ? Hélas ! il semble que la France, naguère disposée à écouter les doléances de la tsarine, revienne à ses anciennes idées protectionnistes et répugne à lui laisser les mains libres en Prusse orientale et en Pologne. On dirait que Louis XV et ses conseillers, qui ont longtemps sollicité son aide contre la Prusse et l'Angleterre, craignent maintenant qu'elle ne prenne trop d'importance dans le jeu européen, en cas de victoire. Désigné par Versailles pour seconder le marquis de
Weitere Kostenlose Bücher