Terribles tsarines
coupant court aux criailleries de Pierre, elle lui intime sèchement l'ordre de se taire. Puis, se rapprochant de Catherine, elle lui chuchote à l'oreille :
« J'avais bien des choses encore à vous dire, mais je ne veux pas vous brouiller [avec votre mari] plus que vous ne l'êtes !
— Moi aussi, répond Catherine, je ne veux pas vous parler, quelque pressant désir que j'aurais de vous ouvrir mon cœur et mon âme 2 ! »
Cette fois, ce sont les yeux de l'impératrice qui sont embués d'émotion. Ayant congédié Catherine et le grand-duc, elle reste longtemps silencieuse devant Alexandre Chouvalov, qui à son tour est sorti de derrière le paravent et la dévisage en tâchant de lire dans ses pensées. Après un moment, elle l'envoie auprès de la grande-duchesse, chargé d'une commission ultra-secrète : il doit la prier de ne plus s'affliger sans raison, car Sa Majesté compte la recevoir, sous peu, pour « un véritable tête-à-tête ».
Ce tête-à-tête a lieu en effet, dans le plus grand secret, et permet aux deux femmes d'avoir enfin une explication loyale. Peut-être l'impératrice a-t-elle exigé, à cette occasion, que Catherine lui livre des détails sur sa liaison avec Serge Saltykov et avec Stanislas Poniatowski, sur l'exacte ascen-dancede Paul et d'Anna, sur le faux ménage de Pierre et de l'affreuse Vorontzov, sur la trahison de Bestoujev, sur l'incompétence d'Apraxine ?... Toujours est-il que les réponses ont dû apaiser la colère d'Élisabeth, car, du jour au lendemain, elle autorise sa bru à venir voir ses enfants dans l'aile impériale du palais. Au cours de ces visites sagement espacées, Catherine pourra constater à quel point les chérubins sont bien élevés et bien instruits, loin de leurs parents.
Moyennant ces accommodements, la grande-duchesse renonce à son projet désespéré de quitter Saint-Pétersbourg pour retourner à Zerbst, dans sa famille. Le procès de Bestoujev se termine en queue de poisson, à cause du manque de preuves matérielles et de la mort du principal témoin, le feld-maréchal Apraxine. Comme il faut, malgré tout, un châtiment après la dénonciation de tant de crimes abominables, on exile Alexis Bestoujev non en Sibérie, mais dans ses terres, où il ne manquera de rien. Au terme de cette empoignade judiciaire, le principal vainqueur, c'est Michel Vorontzov, qui se voit offrir sur un plateau le titre de chancelier en remplacement d'Alexis Bestoujev, disgracié. Derrière le dos du nouveau haut dignitaire, le duc de Choiseul, secrétaire d'État aux Affaires étrangères en France, savoure son succès personnel. Il sait que les tendances francophiles de Vorontzov l'amèneront tout naturellement à gagner Catherine, et sans doute même Élisabeth, aux vues de Louis XV. En ce qui concerne Catherine, il ne se trompe pas :tout ce qui va à l'encontre des goûts de son mari lui paraît salutaire ; en ce qui concerne Élisabeth, la chose est moins sûre. Elle veut farouchement garder son libre arbitre, n'obéir qu'à son propre instinct. D'ailleurs, le succès des armes répond à ses premières espérances. Plus résolu qu'Apraxine, le général Fermor s'est emparé de Konigsberg, assiège Kustrin, progresse en Poméranie. Toutefois, il est stoppé devant Zorndorf, lors d'une bataille tellement indécise que chacun des deux camps se proclame vainqueur. Certes, la défaite française subie sur le Rhin, à Crefeld, par le comte de Clermont tempère, sur le moment, l'optimisme de l'impératrice. Mais son expérience lui a enseigné que ce genre d'aléas est inséparable de toute guerre et qu'il serait grave pour la Russie de baisser les bras au moindre échec sur le terrain. Soupçonnant ses alliés d'être moins fermes qu'elle dans leurs intentions belliqueuses, elle déclare même à l'ambassadeur d'Autriche, le comte Esterhazy, qu'elle luttera jusqu'au bout, dût-elle, pour cela, « vendre tous ses diamants et la moitié de ses robes ».
Selon les rapports qu'Élisabeth reçoit du théâtre des opérations, cette disposition patriotique est commune à tous les militaires, qu'ils soient de haut grade ou de grade moyen. Au palais en revanche, les avis sont moins tranchés. Il est de bon ton, dans certains milieux russes proches des ambassades, d'afficher à cet égard une certaine indépendance d'esprit, qualifiée d'« européenne ». Les échos venus des capitales étrangères, les alliances internationalesentre grandes familles, une
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