Terribles tsarines
national. En observant son mari à la dérobée, Catherine se dit qu'il travaille inconsciemment à sa perte. D'ailleurs, il annonce très vite la couleurde ses intentions. Au cours de la nuit qui suit son avènement, il donne l'ordre aux troupes russes d'évacuer immédiatement les territoires qu'elles occupent en Prusse et en Poméranie. Dans le même temps, il offre à Frédéric II, le vaincu d'hier, de signer avec lui un « accord de paix et d'amitié éternelles ». Aveuglé par son admiration pour un ennemi si prestigieux, il menace d'imposer à la garde impériale russe l'uniforme holsteinois, de dissoudre d'un trait de plume quelques régiments jugés trop dévoués à la défunte, de mettre au pas l'Église orthodoxe et d'obliger les prêtres à se raser la barbe et à porter la redingote, à l'exemple des pasteurs protestants.
Sa germanophilie prend des proportions telles que Catherine craint d'être bientôt répudiée et enfermée dans un couvent. Cependant, ses partisans lui répètent qu'elle a toute la Russie derrière elle et que les unités de la garde impériale ne toléreront pas qu'on touche à un cheveu de sa tête. Les cinq frères Orlov, conduits par son amant Grégoire, la persuadent que, loin de désespérer, elle devrait se réjouir de la tournure prise par les événements. L'heure est venue, disent-ils, de jouer le tout pour le tout. N'est-ce pas par un coup d'audace inouï que Catherine I re , Anna Ivanovna, Élisabeth I re ont conquis le trône ? Les trois premières impératrices de Russie lui montrent le chemin. Elle n'a qu'à mettre ses pas dans les leurs.
Le 28 juin 1762, le jour même où le baron de Breteuil écrit dans une dépêche à son gouvernementque, dans le pays, monte « un cri public de mécontentement », Catherine, conduite par Alexis Orlov, se rend auprès des régiments de la Garde, passe d'une caserne à l'autre et se voit partout acclamée. La consécration suprême lui est donnée aussitôt à Notre-Dame-de-Kazan, où les prêtres, qui lui savent gré de sa piété si souvent affichée, la bénissent pour son destin impérial. Le lendemain, chevauchant, en uniforme d'officier, à la tête de plusieurs régiments ralliés à sa cause, elle se dirige vers Oranienbaum où son mari, qui ne se doute de rien, se prélasse dans les bras de sa maîtresse, Élisabeth Vorontzov. C'est avec stupeur qu'il reçoit les émissaires de sa femme et entend de leur bouche qu'un soulèvement militaire vient de le chasser du trône. Ses troupes holsteinoises n'ayant pu opposer aucune résistance aux insurgés, il signe, en sanglotant et en tremblant de peur, l'acte d'abdication qu'on lui présente. Sur quoi, les partisans de Catherine le font monter dans une voiture fermée et le conduisent au château de Ropcha, à quelque trente verstes de Saint-Pétersbourg, où il est placé en résidence surveillée.
Le dimanche 30 juin 1762, Catherine revient à Saint-Pétersbourg, saluée par des carillons, des salves d'artillerie et des hurlements d'allégresse 6 . On dirait que la Russie se réjouit d'être redevenue russe grâce à elle. Est-ce le fait d'avoir de nouveauune femme aux commandes de l'empire qui rassure le peuple ? Dans l'ordre de la succession dynastique, elle sera la cinquième après Catherine I re , Anna Ivanovna, Anna Léopoldovna et Élisabeth I re (Petrovna) à gravir les marches du trône. Qui donc a prétendu que la jupe entrave les mouvements naturels de la femme ? Jamais Catherine ne s'est sentie plus à l'aise ni plus sûre d'elle Celles qui l'ont précédée dans cette charge majeure lui donnent du courage et une sorte de légitimité. C'est la tête et non le sexe qui est dorénavant le meilleur atout pour la prise du pouvoir.
Or, voici que, six jours après son entrée en apothéose dans Saint-Pétersbourg, Catherine apprend, par une lettre fort embarrassée d'Alexis Orlov, que Pierre III a été mortellement blessé au cours d'une rixe avec ses gardiens, à Ropcha. Elle est atterrée. Ne va-t-on pas lui imputer, dans le peuple, cette fin brutale et suspecte ? Tous ces gens qui l'ont ovationnée hier dans les rues ne s'aviseront-ils pas de la haïr à cause d'un crime qu'elle n'a pas commis, mais qui l'arrange grandement ? Dès le lendemain, elle est soulagée. Nul ne s'afflige du décès de Pierre III, et nul ne songe à la soupçonner d'avoir été à l'origine d'une disparition si nécessaire. Elle a même l'impression que ce meurtre qu'elle
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