Terribles tsarines
Pierre pour amener la Russie à résipiscence. Élisabeth préférerait être maudite par l'Église plutôt que d'accepter une telle humiliation ! Pour prouver qu'elle est encore de taille à s'occuper des affaires, elle prend, le 17 novembre, des mesures destinées à alléger l'impôt, très impopulaire, sur le sel et publie, dans un souci d'indulgence tardive, une liste de prisonniers à vie qu'il serait temps de libérer. Peu après, une hémorragie plus violente que d'habitude l'oblige à interrompre toute activité. A chaque quinte de toux, elle vomit des flots de sang. Les médecins ne quittent plus son chevet. Ils avouent qu'à leur avis tout espoir est perdu.
Le 24 décembre 1761, Élisabeth reçoit l'extrême-onction et trouve assez de force pour répéter, après le prêtre, les paroles de la prière des agonisants. Dans ce monde qui peu à peu se détache d'elle, comme aspiré vers le néant, elle devine la pitoyable agitation de ceux qui, demain, la porteront en terre. Ce n'est pas elle qui est en train de mourir, c'est l'univers des autres. N'ayant pris aucune décision au sujet de sa succession, elle s'en remet à Dieu pour régler le sort de la Russie après son dernier soupir. Ne sait-on pas mieux là-haut qu'ici-bas ce qui convient au peuple russe ? Jusqu'au lendemain, 25 décembre, jour de la naissance du Christ, la tsarine lutte contre la nuit qui envahit son cerveau. Vers trois heures de l'après-midi, elle cesse de respirer et un grand calme se répand surson visage, où restent encore quelques traces de fard. Elle vient d'entrer dans sa cinquante-troisième année.
Quand les portes de la chambre mortuaire s'ouvrent à deux battants, tous les courtisans assemblés dans le salon d'attente s'agenouillent, se signent et baissent la tête pour entendre l'annonce fatidique prononcée par le vieux prince Nikita Troubetzkoï, procureur général du Sénat : « Sa Majesté Impériale Élisabeth Petrovna s'est endormie dans la paix du Seigneur. » Le prince ajoute la formule consacrée : « Elle nous a ordonné de vivre longtemps. » Enfin, il précise d'une voix forte, afin d'abolir toute équivoque : « Dieu garde notre Très Gracieux Souverain, l'empereur Pierre III. »
Après le décès d'Élisabeth, « la Clémente », ses proches font le pieux inventaire de ses armoires et de ses coffres. Ils y découvrent quinze mille robes, dont certaines n'ont jamais été portées par Sa Majesté, sauf peut-être certains soirs de solitude pour se contempler dans une glace.
Les premiers à s'incliner devant le corps maquillé et paré de la défunte sont, comme il se doit, son neveu Pierre III, qui a du mal à dissimuler sa joie, et sa belle-fille Catherine, déjà préoccupée de la façon dont elle utilisera cette nouvelle donne dans la distribution des cartes. Le cadavre, embaumé, parfumé, mains jointes et couronne en tête, reste exposé pendant six semaines dans une salle du palais d'Hiver. Parmi la foule qui défile devant le cercueil ouvert, nombre d'inconnus pleurent SaMajesté qui aimait tant les petites gens et n'hésitait pas à punir les fautes des grands. Mais les regards des visiteurs vont irrésistiblement du masque impassible de la tsarine au visage pâle et grave de la grande-duchesse, agenouillée près du catafalque Catherine semble abîmée dans une prière sans fin. En réalité, si elle murmure d'interminables oraisons, elle n'en réfléchit pas moins à la conduite qu'elle devra adopter dans l'avenir pour déjouer l'hostilité de son mari.
A la présentation de feu l'impératrice au peuple dans le palais succède le transfert de la dépouille à la cathédrale Notre-Dame-de-Kazan. Là encore, pendant les cérémonies religieuses, qui dureront dix jours, Catherine étonne l'assistance par les manifestations de son chagrin et de sa piété. Veut-elle prouver ainsi à quel point elle est russe, alors que son époux, le grand-duc Pierre, ne manque jamais une occasion de montrer qu'il ne l'est pas ? Pendant le transport solennel du cercueil de la cathédrale Notre-Dame-de-Kazan à celle de la forteresse Saint-Pierre-et-Saint-Paul pour l'inhumation dans la crypte réservée aux souverains de Russie, le nouveau tsar scandalise les esprits les plus évolués en ricanant et en se contorsionnant derrière le char funèbre. Sans doute se venge-t-il de toutes les humiliations passées en faisant un pied-de-nez à la morte. Mais nul ne rit de ses pitreries un jour de deuil
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