Titus
1
Moi, Serenus, citoyen de Rome, je commence ici la dernière partie des Annales de ma vie.
Voici près de deux ans que l’empereur Titus est mort.
Je l’ai servi et je sais ce que l’Empire lui doit.
Mais son frère Domitien, qui lui a succédé, s’emploie à effacer le nom de Titus de la mémoire de Rome.
Il est pourtant celui dont les inscriptions gravées sur les arcs de triomphe rappellent qu’« il a dompté le peuple des Juifs et détruit la cité de Jérusalem que tous, jadis, généraux, rois et peuples, avaient soit échoué à prendre, soit renoncé à prendre ».
Un empereur envieux peut faire marteler ces phrases.
Mais si le dieu que je prie me donne la volonté et la force d’achever ces Annales , elles seront un monument élevé pour tous les hommes et pour toujours en souvenir de l’empereur Titus.
Je dirai ses vices et ses fautes, sa cruauté et ses lâchetés, mais aussi sa probité, sa générosité et son courage.
Je veux qu’il soit dressé à sa juste place parmi les empereurs de Rome.
Lorsque je l’ai connu, il n’était que le légat de la XV e légion Apollinaris, dont le camp s’étendait dans le delta du Nil, aux portes d’Alexandrie, l’orientale et la majestueuse, la renommée et la savante, la deuxième ville de l’Empire, celle que Rome jalousait.
Titus n’avait alors que vingt-sept ans, et moi à peine cinquante.
Néron régnait encore. Il parcourait la Grèce, allant d’un théâtre à un cirque, déclamant ou conduisant un char, avide de trophées et d’acclamations, rêvant aussi d’entreprendre, à la manière d’Alexandre, une grande expédition victorieuse vers l’Indus qui ferait de lui, pour les temps passés et à venir, le plus glorieux des empereurs du genre humain.
Mais les Juifs s’étaient révoltés en Judée et en Galilée.
Et ce fut comme si un centurion armé de ses deux glaives, le torse moulé par sa cuirasse dorée, avait reçu une flèche dans le pied. Il n’était pas vaincu, mais il ne pouvait plus avancer qu’en boitillant, craignant que la plaie ne s’envenime et que toute la jambe, puis le corps entier ne pourrissent.
Car la rébellion des Juifs pouvait répandre son poison dans tout l’Orient.
Ils étaient présents dans chaque ville.
À Rome même, plusieurs dizaines de milliers d’entre eux peuplaient les quartiers de la rive droite du Tibre.
Ceux qui les haïssaient profitaient de l’insurrection de la Galilée et de la Judée contre Rome pour les insulter, les persécuter, les assassiner.
On les méprisait et on les pourchassait à Rome. On les massacrait à Antioche, troisième ville de l’Empire. On les expulsait de Césarée, le grand port de Galilée.
Le préfet d’Alexandrie, Tibère Alexandre, un Juif apostat, avait laissé tuer par les habitants et ses légionnaires cinquante mille d’entre eux.
L’ordre impérial était partout troublé.
J’étais en Grèce aux côtés de Néron quand ces nouvelles lui sont parvenues.
J’ai vu son visage bouffi se contracter, la déception, la peur et la colère déformer ses traits.
Cette rébellion juive et ses conséquences ternissaient ses triomphes d’acteur et l’empêchaient de marcher à la tête de ses légions sur les traces d’Alexandre.
Il s’est emporté.
Il fallait réduire ce peuple insurgé, reconquérir les villes de Judée et de Galilée, en finir avec cette Jérusalem orgueilleuse où jadis Hérode, le roi des Juifs, avait bâti un temple, massif comme une forteresse, pour célébrer le dieu de son peuple, l’invisible et l’unique qu’on prétendait plus grand que toutes les divinités de la Grèce, de Rome et de l’Orient.
Néron a chargé Vespasien de rétablir partout la paix romaine.
Ce général, qui avait combattu avec succès en Bretagne, devait prendre le commandement de la V e et de la X e légion, traverser le détroit de l’Hellespont et gagner la Galilée.
Son fils Titus, désigné comme légat de la XV e légion, l’y rejoindrait.
Un matin d’hiver, alors que la houle grise se brisait en grondant contre les digues du port de Passos, j’ai embarqué avec Titus sur une trirème qui appareillait pour Alexandrie, où la XV e légion nous attendait.
2
Je me suis d’abord défié de Titus.
Lorsque j’avais franchi la passerelle de la trirème, d’un geste il m’avait appelé près de lui.
Il se tenait debout à la poupe, sur la plate-forme de commandement qui, fermée par
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