Traité du Gouvernement civil
labouré, semé, cultivé un certain nombre d'arpents de terre, a véritablement acquis, par ce moyen, un droit de propriété sur ses arpents de terre, auxquels nul autre ne peut rien prétendre, et qu'il ne peut lui ôter sans injustice.
33. D'ailleurs, en s'appropriant un certain coin de terre, par son travail et par son adresse, on ne fait tort à personne, puisqu'il en reste toujours assez et d'aussi bonne, et même plus qu'il n'en faut à un homme qui ne se trouve pas pourvu. Un homme a beau en prendre pour son usage et sa subsistance, il n'en reste pas moins pour tous les autres : et quand d'une chose on en laisse beaucoup plus que n'en ont besoin les autres, il leur doit être fort indifférent, qu'on s'en soit pourvu, ou qu'on ne l'ait pas fait. Qui, je vous prie, s'imaginera qu'un autre lui fait tort en buvant, même à grands traits, de l'eau d'une grande et belle rivière, qui, subsistant toujours tout entière, contient et présente infiniment plus d'eau qu'il ne lui en faut pour étancher sa soif? Or, le cas est ici le même; et ce qui est vrai à l'égard de l'eau d'un fleuve, l'est aussi à l'égard de la terre.
34. Dieu a donné la terre aux hommes en commun : mais, puisqu'il la leur a aussi donnée pour les plus grands avantages, et pour les plus grandes commodités de la vie qu'ils en puissent retirer, on ne saurait supposer et croire qu'il entend que la terre demeure toujours commune et sans culture. Il l'a donnée pour l'usage des hommes industrieux, laborieux, raisonnables; non pour être l'objet et la matière de la fantaisie ou de l'avarice des querelleurs, des chicaneurs. Celui à qui on a laissé autant de bonne terre qu'il en peut cultiver et qu'il s'en est déjà approprié, n'a nul sujet de se plaindre; et il ne doit point troubler un autre dans une possession qu'il cultive à la sueur de son visage. S'il le fait, il est manifeste qu'il convoite et usurpe un bien qui est entièrement dû aux peines et au travail d'autrui, et auquel il n'a nul droit; surtout puisque ce qui reste sans possesseur et propriétaire, est aussi bon que ce qui est déjà approprié, et qu'il a en sa disposition beaucoup plus qu'il ne lui est nécessaire, et au-delà de ce dont il peut prendre soin.
35. Il est vrai que pour ce qui regarde une terre qui est commune en Angleterre, ou en quelque autre pays, où il y a quantité de gens, sous un même Gouvernement, parmi lesquels l'argent roule, et le commerce fleurit, personne ne peut s'en approprier et fermer de bornes aucune portion, sans le consentement de tous les membres de la société. La raison en est, que cette sorte de terre est laissée commune par accord, c'est-à-dire, par les lois du pays, lesquelles on est obligé d'observer. Cependant, bien que cette terre-là soit commune par rapport à quelques hommes qui forment un certain corps de société, il n'en, est pas de même à l'égard de tout le genre humain : cette terre doit être considérée comme une propriété de ce pays ou de cette paroisse, où une certaine convention a été faite. Au reste, on peut ajouter à la raison, tirée des lois du pays, cette autre qui est d'un grand poids : savoir, que si on venait à fermer de certaines bornes, et à s'approprier quelque portion de la terre commune, que nous supposons, ce qui en resterait ne serait pas aussi utile et aussi avantageux aux membres de la communauté, que lorsqu'elle était tout entière. Et, en cela, la chose est tout autrement aujourd'hui qu'elle ne l'était au commencement du monde, lorsqu'il s'agissait de peupler la terre, qui était donnée en commun au genre humain. Les lois sous lesquelles les hommes vivaient alors, bien loin de les empêcher de s'approprier quelque portion de terre, les obligeaient fortement à s'en approprier quelqu'une. Dieu leur commandait de travailler, et leurs besoins les y contraignaient assez. De sorte que ce en quoi ils employaient leurs soins et leurs peines devenait, sans difficulté, leur bien propre; et on ne pouvait, sans injustice, les chasser d'un lieu où ils avaient fixé leur demeure et leur possession, et dont ils étaient les maîtres, les propriétaires, de droit divin : car, enfin, nous voyons que labourer, que cultiver la terre, et avoir domination sur elle, sont deux choses jointes ensemble. L'une donne droit à l'autre. Tellement que le Créateur de l'univers, commandant de labourer et cultiver la terre, a donné pouvoir, en même temps, de s'en approprier autant qu'on
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