Traité du Gouvernement civil
entendent par là, qu'enseigner aux peuples qu'ils sont absous du devoir de l'obéissance, et qu'ils peuvent s'opposer à la violence et aux injustices de leurs Princes et de leurs Magistrats, lorsque ces Princes et ces Magistrats font des entreprises illicites contre eux, qu'ils s'en prennent à leurs libertés, qu'ils leur ravissent ce qui leur appartient en propre, qu'ils font des choses contraires à la confiance qu'on avait mise en leurs personnes, et à la nature de l'autorité dont on les avait revêtus : si, dis-je, ces Messieurs entendent que cette doctrine ne peut que donner occasion à des guerres civiles et à des brouilleries intestines ; qu'elle ne tend qu'à détruire la paix dans le monde, et que par conséquent, elle ne doit pas être approuvée et soufferte; ils peuvent dire, avec autant de sujet, et sur le même fondement, que les honnêtes gens ne doivent pas s'opposer aux voleurs et aux pirates, parce que cela pourrait donner occasion à des désordres et à l'effusion du sang. S'il arrive des malheurs et des désastres en ces rencontres, on n'en doit point imputer la faute à ceux qui ne font que défendre leur droit, mais bien à ceux qui envahissent ce qui appartient à leurs prochains. Si les personnes sages et vertueuses lâchaient et accordaient tranquillement toutes choses, pour l'amour de la paix, à ceux qui voudraient leur faire violence, hélas! quelle sorte de paix il y aurait dans le monde! quelle sorte de paix serait celle-là, qui consisterait uniquement dans la violence et dans la rapine, et qu'il ne serait à propos de maintenir que pour l'avantage des voleurs et de ceux qui se plaisent à opprimer! Cette paix, qu'il y aurait entre les grands et les petits, entre les puissants et les faibles, serait semblable à celle qu'on prétendrait y avoir entre des loups et des agneaux, lorsque les agneaux se laisseraient déchirer et dévorer paisiblement par les loups. Ou, si l'on veut, considérons la caverne de Polyphème comme un modèle parfait d'une paix semblable. Ce gouvernement, auquel Ulysse et ses compagnons se trouvaient soumis, était le plus agréable du monde; ils n'y avaient autre chose à faire, qu'à souffrir avec quiétude qu'on les dévorât. Et qui doute qu'Ulysse, qui était un personnage si prudent, ne prêchât alors l'obéissance passive et n'exhortât à une soumission entière, en représentant à ses compagnons combien la paix est importante et nécessaire aux hommes, et leur faisant voir les inconvénients qui pourraient arriver, s'ils entreprenaient de résister à Polyphème, qui les avait en son pouvoir?
229. Le bien publie et l'avantage de la société étant la véritable fin du gouvernement, je demande s'il est plus expédient que le peuple soit exposé sans cesse à la volonté sans bornes de la tyrannie; ou, que ceux qui tiennent les rênes du gouvernement trouvent de l'opposition et de la résistance, quand ils abusent excessivement de leur pouvoir, et ne s'en servent que pour la destruction, non pour la conservation des choses qui appartiennent en propre au peuple?
230. Que personne ne dise qu'il peut arriver de tout cela de terribles malheurs, dès qu'il montera dans la tête chaude et dans l'esprit impétueux de certaines personnes de changer le gouvernement de l'État : car, ces sortes de gens peuvent se soulever toutes les fois qu'il leur plaira; mais pour l'ordinaire, ce ne sera qu'à leur propre ruine et à leur propre destruction. En effet, jusqu'à ce que la calamité et l'oppression soient devenues générales, et que les méchants desseins et les entreprises illicites des conducteurs soient devenus fort visibles et fort palpables au plus grand nombre des membres de l'État; le peuple qui, naturellement, est plus disposé à souffrir qu'à résister, ne donnera pas avec facilité dans un soulèvement. Les injustices exercées, et l'oppression dont on use envers quelques particuliers, ne le touchent pas beaucoup. Mais s'il est généralement persuadé et convaincu, par des raisons évidentes, qu'il y a un dessein formé contre ses libertés, et que toutes les démarches, toutes les actions, tous les mouvements de son Prince, ou de son Magistrat, obligent de croire que tout tend à l'exécution d'un dessein si funeste, qui pourra blâmer ce peuple d'être dans une telle croyance et dans une telle persuasion ? Pourquoi un Prince, ou un Magistrat donne-t-il lieu à des soupçons si bien fondés; ou plutôt,
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