Un caprice de Bonaparte
portrait de l’Europe d’avant 1914, vue avec le regard enchanté de la mémoire.
Profondément affectés par la guerre et désespérant de l’avenir du monde, Zweig et sa jeune femme décident de se donner la mort. Ils s’empoisonnent ensemble le 23 février 1942.
Un caprice de Bonaparte, pièce en trois actes parue pour la première fois en France en 1952, est l’un des textes majeurs du répertoire dramatique de Zweig, qui, comme tout Viennois, était un passionné de théâtre.
L’action et les personnages sont empruntés à une aventure amoureuse de Bonaparte. En 1798, pendant la campagne d’Egypte, il séduisit Pauline Fourès (dite Bellilotte), la femme d’un lieutenant de son armée. Devenu Premier Consul après le coup d’Etat, le « défenseur de la France » délaissa cette pauvre conquête à la veille de marcher sur l’Italie. Et le lieutenant Fourès, bafoué, qu’on avait forcé à divorcer, se mit dans la tête de provoquer un scandale. Vite étouffé par Fouché, l’exécuteur des basses œuvres.
La verve puissante et poignante de Zweig éclaire donc un passage de la petite et grande histoire de France. Un bonheur conjugal fracassé sur fond de campagne d’Egypte, chute du Directoire et naissance du Consulat. L’auteur de Joseph Fouché connaît bien sûr admirablement cette période, et il en démonte les subtils mécanismes politiques et psychologiques. A travers Bonaparte et son « caprice », Zweig dresse un violent réquisitoire contre les abus du pouvoir personnel.
PERSONNAGES
François Fourès, lieutenant au 6 e chasseurs.
Bonaparte, général en chef des armées d’Egypte.
Berthier, général, chef d’état-major.
Dupuy, commandant de la place du Caire.
Deschamps, officier d’intendance.
Fouché, ministre de la police sous le Consulat.
M e Descazes, avocat à Paris.
Premier, deuxième secrétaire.
Premier, deuxième, troisième soldat.
Un agent.
Un domestique.
Pauline Fourès, épouse du lieutenant Fourès, surnommée Bellilotte.
Mme Dupuy, épouse du commandant.
Les deux premiers actes se déroulent au Caire, en 1798, pendant la campagne d’Egypte ; le dernier acte peu de temps après le coup d’Etat qui élève Bonaparte à la dignité de consul de la République.
ACTE PREMIER
PREMIER TABLEAU
Cour intérieure d’un palais de l’Esbekieh, au Caire, bâtiment à un étage. A l’arrière-plan, escalier conduisant au Grand Quartier Général de l’état-major et aux appartements du général Bonaparte. Au premier plan, assis ou debout autour d’une table, des soldats de garde et l’officier d’intendance Deschamps. Crépuscule. Ciel d’Orient, d’un bleu opalin, piqué de pâles étoiles.
PREMIER SOLDAT, a enlevé ses bottes et les secoue.
Du sable et encore du sable partout : dans le canon du fusil, dans les poches, dans le pain, dans mon lit et jusque dans mes boyaux... partout cette saloperie jaune... Comment les punaises arrivent à être si grasses, ici, je me le demande !
DEUXIEME SOLDAT.
Comment ? Mais en suçant notre bon vieux sang français, pardieu, sinon elles seraient aussi maigres et sèches que ces femelles de fellah... Je voudrais bien le rencontrer le brigand de ministre qui a manigancé notre expédition dans ce pays de merde ! Que la peste soit avec lui !
TROISIEME SOLDAT.
Parle pas de malheur ; hier seize et aujourd’hui vingt-quatre qu’on a conduits à l’hôpital tout couverts de taches vertes. Ces maudites pustules, ça pousse ici plus vite que chez nous les cerises !
DEUXIEME SOLDAT.
Et puis, quoi ? Que l’on crève de ça ou d’autre chose, il n’y en a pas un de nous qui sortira vivant de cette baignoire du diable... Le plus sage serait de laisser ça là à temps. Après tout, les Anglais sont des gens comme nous ! Mais qu’est-ce que ça peut bien nous foutre les affaires de ces mamelouks pouilleux, de ces fellahs chassieux... Ils n’ont qu’à se gratter leur gale entre eux. Qu’est-ce que ça nous intéresse, l’Egypte ? Je voudrais bien que quelqu’un me le dise. Avant, on ne savait même pas que pareille saleté existait sur terre... Pour ma part, j’en ai soupé pour le reste de mes jours !
LE LIEUTENANT FOURÈS s’est approché d’eux. C’est un homme de quarante ans environ : taille moyenne et ramassée de paysan, nuque épaisse, favoris noirs. Son pas est lourd et ferme. Il parle peu, sans grande assurance et son optimisme
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