Un Jour De Colère
dans la rue Atocha avec leurs commis et
leurs apprentis ; le plus célèbre des groupes qui vont combattre
aujourd’hui dans les rues de Madrid est levé par l’architecte et professeur de
San Fernando don Alfonso Sánchez dans sa maison du quartier San Ginés, où il
arme ses domestiques, des voisins et ses collègues Bartolomé Tejada, qui
enseigne l’architecture, et José Alarcón, professeur de sciences à l’académie
des cadets des Gardes espagnoles : des messieurs, qui, d’après tous les
témoins, se battront durant cette journée, faisant fi de leur position sociale,
de leur âge et de leurs intérêts, avec beaucoup de courage et fort décemment.
Tout le monde ne fait pas la chasse
au Français. Certes, dans les quartiers les plus pauvres, les plus populaires,
et dans les environs de l’esplanade du Palais, embrasés par le massacre qu’a
commis la Garde impériale, les habitants s’acharnent sur tous ceux qui leur
tombent sous la main, mais beaucoup de familles protègent les militaires qui
sont logés chez elles et les sauvent de ceux qui veulent les assassiner. Ce
n’est pas toujours par charité chrétienne : pour beaucoup de Madrilènes,
surtout parmi les gens qui ont une situation, employés de l’État, hauts
fonctionnaires et nobles, les choses ne semblent pas claires. La famille royale
est à Bayonne, le peuple révolté n’est pas fiable dans ses affections comme
dans ses haines, et les Français – unique pouvoir incontestable pour le moment,
en l’absence d’un vrai gouvernement espagnol et avec l’armée paralysée –
représentent une certaine garantie contre les désordres de la rue qui peuvent
devenir, aux mains de bandes d’insurgés, incontrôlables et terribles. Dans tous
les cas et quelle qu’en soit la raison, ce qui est sûr, c’est que l’on voit
dans les rues des gens qui s’interposent entre le peuple et les Français seuls
ou désarmés, comme cet habitant qui, sur la place de la Leña, sauve un caporal
en criant à ses agresseurs : « Les Espagnols ne tuent pas des hommes
sans défense ! » Ou ces femmes qui, devant San Justo, tiennent tête à
ceux qui veulent achever un soldat blessé et le font entrer dans l’église.
Ce ne sont pas les seuls exemples de
pitié. Durant toute la journée, y compris dans les heures terribles qui sont à
venir, nombreux sont les cas où l’on respecte la vie de ceux qui jettent leurs
armes et implorent clémence, en les enfermant dans des caves et des greniers,
ou en les guidant en lieu sûr ; mais on est sans miséricorde pour ceux qui
tentent de gagner en groupe leurs casernes ou qui ouvrent le feu. Malgré les
innombrables morts qui jonchent les rues, l’historien français Adolphe Thiers
écrira plus tard que nombre de soldats français, ce jour-là, doivent d’avoir eu
la vie sauve « à l’humanité de la classe moyenne, qui les a cachés dans
ses maisons ». Beaucoup de témoignages le confirment. L’un d’eux sera
consigné, des années après dans ses Mémoires, par un jeune homme de dix-neuf
ans qui, en ce moment, observe les événements depuis la porte de sa maison,
située rue du Barco, face à celle de la Puebla : il se nomme Antonio
Alcalá Galiano et est le fils du capitaine de frégate Dionisio Alcalá Galiano, mort
il y a trois ans au commandement du navire Bahama, à la bataille navale
de Trafalgar. En descendant par la rue du Pez, le jeune homme a vu trois
Français qui, se tenant par le bras, marchent au centre du ruisseau en évitant
les trottoirs, « d’un pas ferme et régulier, voire serein, digne, menacés
d’une mort cruelle et contraints d’être la cible d’atroces insultes ». Ils
se dirigent sans doute vers leur caserne, suivis par une vingtaine de
Madrilènes qui les houspillent, sans que personne se décide encore à les
toucher. Et, au dernier moment, alors que la foule va se jeter sur eux, un
individu bien habillé sauve les Français en s’interposant et en persuadant les
gens de les laisser aller, expliquant que « la colère espagnole ne doit
pas s’employer contre des hommes ainsi désarmés et isolés ».
Il y a aussi des manifestations
d’humanité de la part de militaires. Près de la porte de Fuencarral, les
capitaines Labloisière et Legriel, qui portent des ordres du général Moncey à
la caserne du Conde-Duque, sont tirés des griffes d’un groupe d’habitants qui
veulent les mettre en pièces par l’intervention de deux officiers
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