Un Jour De Colère
ce qui se
passe. L’expression désorientée de ses hommes qui le regardent avec une
confiance respectueuse, bien que certains aient l’âge d’être son père – son
épaulette ressemble à un mensonge –, finit par le décider. Il en est
responsable, conclut-il, et il ne peut les laisser sans défense au milieu des
Français. Plus maintenant.
— Cachées sous le râtelier de
la salle d’armes, vous trouverez huit caisses. Ouvrez-les sans attirer
l’attention, et que chaque homme en prenne une poignée et la glisse dans ses
poches… Mais je ne veux pas de fusil chargé. Compris ?
Tandis que Montaño et ses hommes
vont exécuter son ordre, Arango prend plusieurs dispositions complémentaires,
comme de poster deux autres artilleurs à la porte afin de renforcer le caporal
Alonso, car, dehors, les gens, qui entendent sûrement les détonations,
redoublent de cris et réclament des armes. Il charge aussi le sergent Rosendo
de la Lastra de ne pas quitter les Français des yeux et de l’informer de leurs
moindres mouvements, même si c’est pour aller aux latrines. Dernière
disposition, il expédie le soldat José Portales à l’état-major de l’Artillerie,
rue San Bernardo, avec un message oral pour le colonel Navarro Falcón, lui
demandant d’envoyer d’urgence un officier de rang plus élevé pour prendre la
situation en main. Après quoi, il respire profondément, remplit ses poumons
d’air jusqu’à se les faire éclater et part à la recherche du capitaine français
pour le convaincre que tout est en ordre.
— Des armes ! Des
armes !… Nous voulons des armes !
Ivres de rage, les gens parcourent
en hurlant les rues voisines de la place du Palais, montrant leurs mains nues
et leurs vêtements tachés de sang, déposant les blessés sous les porches des
maisons. Aux balcons, les femmes crient et pleurent. Certains habitants courent
se cacher, d’autres sortent, surexcités, et réclament vengeance et mort, tandis
qu’un vent de folie collective enflamme les rues. « À mort les gabachos ! », telle est la clameur générale. Et en réponse à ceux
qui objectent l’absence d’armes, la consigne circule : « Nous avons
des gourdins et des couteaux. » Sur la place de la Cruz Verde, un sergent
de la cavalerie polonaise qui loge là est assailli par une meute de gamins au
moment où il sort pour se rendre à son poste : il est tué à coups de
pierres et de navajas, et pendu par les pieds, nu, à une lanterne du coin de la
rue du Rollo. Et à mesure que se répand la nouvelle du massacre de la place du
Palais, de quartier en quartier, commence la chasse au Français.
— On cherche les gabachos dans tout Madrid. Aux armes !… Aux armes !
La multitude court de tous côtés,
exaltée, en quête de vengeance. Le centre de la ville est une fournaise de
haine. Du balcon de l’hôtel des Postes, l’enseigne de frégate Esquivel voit la
foule de la Puerta del Sol lapider un dragon qui passe au galop, la tête collée
à la crinière de son cheval, en direction du cours San Jerónimo. Partout
retentissent les appels aux armes et à la traque des Français, et la populace
commence à se jeter sur ceux-ci quand elle les rencontre isolés, surpris à la
porte de leurs logements ou en route pour leurs casernes. Beaucoup d’officiers
et de sous-officiers perdent ainsi la vie, poignardés dès qu’ils sortent dans
la rue. Dans les premiers moments, outre le sergent de la cavalerie polonaise,
deux militaires de l’armée impériale sont assassinés face au théâtre de Los
Caños del Peral, trois meurent égorgés sur la place Conde de Barajas, et deux
périssent sous des coups de ciseaux de tailleur près de la taverne de la voûte
de Botoneras. Un autre Polonais, parmi ceux qui montent la garde sur la petite
place de l’Ángel, devant le palais Ariza, reçoit une décharge d’escopette dans
le dos. Nombre d’individus, familiers de la rapine et de la navaja, sont venus
là pour pêcher en eau trouble et dépouillent les cadavres français de leurs
bourses, bagues, habits, et de tout ce qui présente de la valeur.
Nombreuses sont les femmes qui se
mêlent au désordre. Après s’être précipitée dans la rue au bruit du tumulte,
Ramona Esquilino Oñate, vingt ans, célibataire, habitant au 5 de la rue de la
Flor, va avec sa mère jusqu’à l’angle de la rue San Bernardo en exhortant le
voisinage à attaquer les Français.
— Hérétiques sans Dieu et sans
vergogne !
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