Un Jour De Colère
gouverneur don Fernando
de la Vera y Pantoja que la situation ne cesse d’empirer, que la Puerta del Sol
est pleine de gens surexcités, qu’il y a des morts et qu’il ne peut rien faire,
car ses hommes sont toujours sans munitions et sans ordres de leurs supérieurs.
La réponse du gouverneur arrive rapidement : qu’il se débrouille comme il
peut et, s’il n’a pas de cartouches, qu’il en demande à sa caserne. Sans grand
espoir, Esquivel envoie un autre messager pour en obtenir, mais les cartouches
n’arriveront jamais. Découragé, il finit par dire à ses hommes de barricader
l’entrée ; et, dans le cas où la foule arriverait à la forcer et à
pénétrer dans le bâtiment, d’ouvrir les cellules où sont enfermés les
prisonniers français et de leur permettre de s’échapper par la porte de
derrière. Puis il retourne au balcon et constate que beaucoup de ceux qui
remplissaient la place et l’avaient quittée par les rues Mayor et Arenal pour
se diriger vers l’esplanade du Palais reviennent en courant, dans un grand
désordre. Ils crient que les gabachos mitraillent sans pitié tous les
gens qui s’en approchent.
Préoccupé par les détonations qu’il
entend retentir vers le quartier du Palais, le capitaine Marcellin Marbot
achève hâtivement de s’habiller, prend son sabre, se précipite dans l’escalier
et demande au majordome espagnol de la maison où il loge – un petit hôtel
particulier de la place Santo Domingo – de faire seller le cheval qui est à
l’écurie et de le faire sortir dans la cour intérieure. Il s’apprête à le
monter et à partir au galop rejoindre son poste auprès du duc de Berg, au
palais Grimaldi voisin, quand apparaît don Antonio Hernández, conseiller au
tribunal des Indes et maître des lieux. L’Espagnol est vêtu à l’ancienne, gilet
ajusté et ample veste, mais ses cheveux gris ne sont pas poudrés. En voyant le
trouble du jeune officier qui veut se précipiter dans la rue sans prendre la
moindre précaution, il le retient par le bras avec une amicale sollicitude.
— Si vous sortez, ils vont vous
tuer… Les vôtres ont tiré sur la foule. Les factieux sont dans la rue et
attaquent tous les Français qu’ils trouvent.
Ému, Marbot pense aux soldats
malades et sans défense, aux officiers logés chez l’habitant dans tout Madrid.
— Ils attaquent des hommes désarmés ?
— Je crains que oui.
— Les lâches !
— Ne dites pas cela. Chacun a
ses raisons, ou croit les avoir, pour faire ce qu’il fait.
Marbot n’est pas d’humeur à peser
les raisons des uns et des autres. Et il ne se laisse pas convaincre de rester.
Sa place est près de Murat et son honneur d’officier en jeu. Il le dit d’un air
résolu à don Antonio. Il ne peut demeurer caché comme un rat et va donc tenter
de s’ouvrir un passage à coups de sabre. Le conseiller hoche la tête et
l’invite à le suivre jusqu’à la grille, d’où l’on voit la rue.
— Voyez. Ils sont au moins
trente excités avec des escopettes, des gourdins et des couteaux… Vous n’avez
aucune issue.
Le capitaine, désespéré, se tord les
mains. Il sait que don Antonio a raison. Pourtant, sa jeunesse et son courage
le poussent à sortir. Le regard égaré, il dit adieu à son hôte en le remerciant
de son hospitalité et de ses bons soins. Après quoi, il réclame de nouveau son
cheval et empoigne son sabre.
— Laissez là votre cheval,
rengainez-moi ça et venez avec moi, dit don Antonio après un instant de
réflexion. Vous avez plus de chances à pied qu’à cheval.
Et discrètement, en le priant de
mettre sa capote pour dissimuler l’uniforme trop voyant, il conduit Marbot dans
le jardin, le fait passer par une petite porte dans le mur, sous la roseraie,
et le guide lui-même à travers des ruelles étroites en marchant à quelques pas
devant lui pour vérifier que tout est bien dégagé, jusqu’au coin de la rue du
Reloj, tout près du palais Grimaldi, où il le laisse sain et sauf dans un poste
de garde français.
— L’Espagne est un pays
dangereux, lui dit-il en lui tendant la main. Et aujourd’hui plus que jamais.
Cinq minutes plus tard, le capitaine
Marbot entre dans le palais Grimaldi. Le quartier général de Son Altesse
impériale le grand-duc de Berg est en ébullition ; il y règne un vacarme
d’enfer, les salons sont pleins de chefs et d’officiers, et de tous côtés
entrent et sortent des estafettes portant des ordres, dans une
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