Une mort très douce
gaz, de l'électricité, ce mercredi 6 novembre. J'avais demandé à Bost de venir me chercher en voiture. Avant son arrivée, le professeur B. m'a de nouveau téléphoné : maman avait vomi toute la nuit ; elle ne passerait sans doute pas la journée.
Les rues étaient moins embouteillées que je ne l'avais craint. Vers dix heures j'ai retrouvé Poupette devant la porte de la chambre 114. Je lui ai répété les paroles du professeur B. Depuis le début de la matinée, m'apprit-elle, un réanimateur, le docteur N., s'occupait de maman ; il allait lui mettre une sonde dans le nez pour lui nettoyer l'estomac : « Mais à quoi bon la tourmenter, si elle est perdue ? Qu'on la laisse mourir tranquille », me dit Poupette en larmes. Je l'envoyai rejoindre Bost qui attendait dans le hall : il l'emmènerait prendre un café. Le docteur N. passa devant moi, il allait entrer dans la chambre, je l'arrêtai : en blouse blanche, coiffé d'un calot blanc, c'était un homme jeune, au visage fermé : « Pourquoi cette sonde ? pourquoi torturer maman, puisqu'il n'y a plus d'espoir ? » Il m'a foudroyée du regard : « Je fais ce que je dois faire. » Il a poussé la porte. Au bout d'un moment une infirmière m'a dit d'entrer.
Le lit avait repris sa position normale, au milieu de la pièce, la tête contre le mur. Sur la gauche, relié au bras de maman, il y avait un goutte à goutte. De son nez sortait un tuyau en plastique transparent qui, à travers des machineries compliquées, aboutissait à un bocal. Ses narines étaient pincées, son visage s'était encore ratatiné ; il avait un air de docilité désolée. Dans un murmure, elle me dit que la sonde ne la gênait pas trop, mais que pendant la nuit elle avait beaucoup souffert. Elle avait soif et ne devait pas boire ; l'infirmière approchait de sa bouche une pipette qui plongeait dans un verre d'eau : maman s'humectait les lèvres, sans avaler ; j'étais fascinée par ce mouvement de succion, à la fois avide et retenu, par cette lèvre ombragée d'un léger duvet, qui se gonflait comme elle se gonflait dans mon enfance quand maman était mécontente ou gênée. « Vous vouliez qu'on lui laisse ça dans l'estomac ? » me dit N. d'un ton agressif en désignant le bocal plein de matières jaunâtres. Je ne répondis rien. Dans le corridor, il me dit : « A l'aube, il lui restait à peine quatre heures de vie. Je l'ai ressuscitée. » Je n'osai pas lui demander : pour quoi ?
Consultation de spécialistes. Ma sœur est à côté de moi pendant qu'un médecin et un chirurgien, le docteur P., palpent l'abdomen gonflé. Maman gémit sous leurs doigts, elle crie. Piqûre de morphine. Elle gémit encore. Nous demandons : « Faites une autre piqûre ! » Us objectent qu'un excès de morphine paralyserait l'intestin. Qu'espèrent-ils donc ? L'électricité est coupée, à cause de la grève, ils ont envoyé un échantillon de sang à l'hôpital américain qui possède un groupe électrogène. Pensent-ils à une opération ? Ce n'est guère possible, la malade est trop faible, me dit le chirurgien en sortant de la chambre. Il s'éloigne, et une infirmière âgée, madame Gontrand, qui l'a entendu, me dit dans un élan : « Ne la laissez pas opérer ! » Puis elle met la main sur sa bouche : « Si le docteur N. savait que je vous ai dit ça ! Je vous ai parlé comme s'il s'agissait de ma propre mère. » Je l'interroge : « Qu'arrivera-t-il si on l'opère ? » Mais elle s'est refermée, elle ne me répond pas.
Maman s'était endormie ; je suis partie en laissant à Poupette des numéros de téléphone. Quand elle m'a appelée chez Sartre, vers cinq heures, il y avait de l'espoir dans sa voix : « Le chirurgien veut tenter l'opération. Les analyses du sang sont très encourageantes ; elle a repris des forces, le cœur tiendra. Et après tout il n'est pas absolument certain qu'il s'agisse d'un cancer : peut-être est-ce une simple péritonite. En ce cas, elle a sa chance. Tu es d'accord ?— ( Ne la laissez pas opérer. ) Je suis d'accord. A quelle heure ? — Viens dès deux heures. On ne lui dira pas qu'on l'opère, mais qu'on refait une radio. »
« Ne la laissez pas opérer. » Fragile argument contre la décision d'un spécialiste, contre les espoirs de ma sœur. Maman ne se réveillerait pas ? Ce n'était pas la pire des solutions. Et je ne supposais pas qu'un chirurgien prît ce risque : elle réchapperait. L'opération précipiterait l'évolution du mal ? C'était sans doute ce
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