Une mort très douce
m'a coûté cher » — décourageaient les larmes. Ma mère était engoncée dans une idéologie spiritualiste ; mais elle avait pour la vie une passion animale qui était la source de son courage et qui, quand elle a connu le poids de son corps, l'a rapprochée de la vérité. Elle s'est débarrassée des poncifs qui masquaient ce qu'il y avait en elle de sincère et d'attachant. Alors j'ai senti la chaleur d'une tendresse que la jalousie avait souvent défigurée et qu'elle avait su si mal exprimer. J'en ai trouvé, dans ses papiers, de touchants témoignages. Elle avait mis de côté deux lettres, écrites l'une par un jésuite, l'autre par une amie et qui l'assuraient qu'un jour je reviendrais à Dieu. Elle avait recopié de sa main un passage de Chamson, où il dit en substance : si à vingt ans j'avais rencontré un aîné prestigieux qui m'eût parlé de Nietszche, de Gide, de liberté, j'aurais rompu avec le foyer paternel. Ce dossier était complété par un article découpé dans un journal : Jean-Paul Sartre a sauvé une âme. Rémy Roure y raconte — ce qui est d'ailleurs faux — qu'après la représentation de Bariona , au Stalag XII D, un médecin athée s'était converti. Je sais bien ce qu'elle demandait à ces textes : être rassurée sur mon compte ; mais elle n'en aurait pas éprouvé le besoin si elle n'avait eu de mon salut un souci cuisant. « Bien sûr, je voudrais aller au ciel : mais pas toute seule, pas sans mes filles », a-t-elle écrit à une jeune religieuse.
Il arrive, très rarement, que l'amour, l'amitié, la camaraderie surmontent la solitude de la mort ; malgré les apparences, même lorsque je tenais la main de maman, je n'étais pas avec elle : je lui mentais. Parce qu'elle avait toujours été mystifiée, cette suprême mystification m'était odieuse. Je me rendais complice du destin qui lui faisait violence. Pourtant, dans chaque cellule de mon corps, je m'unissais à son refus, à sa révolte : c'est pour cela aussi que sa défaite m'a terrassée. Bien que j'aie été absente quand elle a expiré — alors que par trois fois j'avais assisté aux derniers instants d'un agonisant — c'est à son chevet que j'ai vu la Mort des danses macabres, grimaçante et narquoise, la Mort des contes de veillée qui frappe à la porte, une faux à la main, la Mort qui vient d'ailleurs, étrangère, inhumaine : elle avait le visage même de maman découvrant sa mâchoire dans un grand sourire d'ignorance.
« Il a bien l'âge de mourir. » Tristesse des vieillards, leur exil : la plupart ne pensent pas que pour eux cet âge ait sonné. Moi aussi, et même à propos de ma mère, j'ai utilisé ce cliché. Je ne comprenais pas qu'on pût pleurer avec sincérité un parent, un aïeul de plus de soixante-dix ans. Si je rencontrais une femme de cinquante ans accablée parce qu'elle venait de perdre sa mère, je la tenais pour une névrosée : nous sommes tous mortels ; à quatre-vingts ans on est bien assez vieux pour faire un mort...
Mais non. On ne meurt pas d'être né, ni d'avoir vécu, ni de vieillesse. On meurt de quelque chose . Savoir ma mère vouée par son âge à une fin prochaine n'a pas atténué l'horrible surprise : elle avait un sarcome. Un cancer, une embolie, une congestion pulmonaire : c'est aussi brutal et imprévu que l'arrêt d'un moteur en plein ciel. Ma mère encourageait à l'optimisme lorsque, percluse, moribonde, elle affirmait le prix infini de chaque instant ; mais aussi son vain acharnement déchirait le rideau rassurant de la banalité quotidienne. Il n'y a pas de mort naturelle : rien de ce qui arrive à l'homme n'est jamais naturel puisque sa présence met le monde en question. Tous les hommes sont mortels : mais pour chaque homme sa mort est un accident et, même s'il la connaît et y consent, une violence indue.
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