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Une mort très douce

Une mort très douce

Titel: Une mort très douce Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Simone de Beauvoir
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personnage, cette femme effacée, si rarement nommée.
    Les gens ont défilé ; quelques femmes pleuraient. Nous étions encore en train de serrer des mains quand les croque-morts ont sorti la bière de la chapelle ; cette fois Poupette l'a vue et s'est effondrée sur mon épaule : « Je lui avais promis qu'on ne la mettrait pas dans cette boîte ! » Je me félicitai qu'elle n'eût p#s à se rappeler cette autre prière : « Ne me laisse pas tomber dans le trou ! » Un des messieurs Durand a expliqué aux assistants qu'il ne leur restait qu'à se disperser. Le corbillard s'est ébranlé, tout seul, je ne sais même pas où il est allé.
    Dans un buvard que j'avais rapporté de la clinique j'ai trouvé, sur une étroite bande de papier, deux lignes que maman avait tracées, d'une écriture aussi raide et ferme qu'à vingt ans : « Je veux un enterrement très simple. Ni fleurs ni couronnes. Mais beaucoup de prières. » Eh bien ! nous avions exécuté ses dernières volontés, et d'autant plus fidèlement que les fleurs avaient été oubliées.

8
    Pourquoi la mort de ma mère m'a-t-elle si vivement secouée ? Depuis que j'avais quitté la maison, elle ne m'avait inspiré que peu d'élans. Quand elle avait perdu papa, l'intensité et la simplicité de son chagrin m'avaient remuée, et aussi sa sollicitude : « Pense à toi », me disait-elle, supposant que je retenais mes larmes pour ne pas aggraver sa peine. Un an plus tard, l'agonie de sa mère lui avait douloureusement rappelé celle de son mari : le jour de l'enterrement, elle fut retenue au lit par une dépression nerveuse. J'avais passé la nuit à son côté ; oubliant mon dégoût pour ce lit nuptial où j'étais née, où mon père était mort, je l'avais regardée dormir ; à cinquante-cinq ans, les yeux fermés, le visage apaisé, elle était encore belle ; j'admirais que la violence de ses émotions l'eût emporté sur sa volonté. D'ordinaire je pensais à elle avec indifférence. Pourtant, dans mon sommeil — alors que mon père apparaissait très rarement et d'une manière anodine — elle jouait souvent le rôle essentiel : elle se confondait avec Sartre, et nous étions heureuses ensemble. Et puis le rêve tournait au cauchemar : pourquoi habitais-je de nouveau avec elle ? comment étais-je retombée sous sa coupe ? Notre relation ancienne survivait donc en moi sous sa double figure : une dépendance chérie et détestée. Elle a ressuscité dans toute sa force quand l'accident de maman, sa maladie, sa fin eurent cassé la routine qui réglait à présent nos rapports. Derrière ceux qui quittent ce monde, le temps s'anéantit ; et plus j'avance en âge, plus mon passé se contracte. La « petite maman chérie » de mes dix ans ne se distingue plus de la femme hostile qui opprima mon adolescence ; je les ai pleurées toutes les deux en pleurant ma vieille mère. La tristesse de notre échec, dont je croyais avoir pris mon parti, m'est revenue au cœur. Je regarde nos deux photographies, qui datent de la même époque. J'ai dix-huit ans, elle approche de la quarantaine. Je pourrais presque, aujourd'hui, être sa mère et la grand-mère de cette jeune fille aux yeux tristes. Elles me font pitié, moi parce que je suis si jeune et que je ne comprends pas, elle parce que son avenir est fermé et qu'elle n'a jamais rien compris. Mais je ne saurais pas leur donner de conseil. Il n'était pas en mon pouvoir d'effacer les malheurs d'enfance qui condamnaient maman à me rendre malheureuse et à en souffrir en retour. Car si elle a empoisonné plusieurs années de ma vie, sans l'avoir concerté je le lui ai bien rendu. Elle s'est tourmentée pour mon âme. En ce monde-ci, elle était contente de mes réussites, mais péniblement affectée par le scandale que je suscitais dans son milieu. Il ne lui était pas agréable d'entendre un cousin déclarer : « Simone est la honte de la famille. »
    Les changements survenus chez maman pendant sa maladie ont exaspéré mes regrets. Je l'ai dit déjà : dotée d'un tempérament robuste et ardent, elle s'était détraquée et rendue incommode par ses renoncements. Alitée, elle avait décidé de vivre pour son compte et elle gardait cependant un constant souci d'autrui : de ses conflits était née une harmonie. Mon père coïncidait exactement avec son personnage social : sa classe et lui-même parlaient par sa bouche d'une seule voix. Ses dernières paroles — « Toi, tu as gagné ta vie de bonne heure : ta sœur

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