Vers l'orient
descendante directe de la légendaire Balkis, reine de Sabaea
– ce qui était donc bien sûr le cas, également, de sa mère et de sa fille –,
tout en profitant de cette occasion pour nous rappeler que la rencontre entre
la reine Balkis et le pacha Suleiman était mentionnée à la fois dans la
tradition islamique et dans celles du judaïsme et du christianisme – ce qui me
permit de reconnaître, au vol, la reine de Saba et le roi Salomon. Elle nous
signala également que la reine Balkis de Sabaea était elle-même une jinniyeh issue d’un démon nommé Eblis, lequel n’était autre que l’un des principaux djinn de Satan en personne, ce qui par voie de conséquence...
— Hum, hum, euh... Mirza Polo, hasarda le shah un
peu désorienté en se tournant vers mon père, si vous nous racontiez comment
votre voyage vous a conduits jusqu’ici ?
Mon père lui fit obligeamment un récit circonstancié
de nos pérégrinations, mais il n’en était pas encore arrivé à la lagune de
Venise que la shahryar Zahd se lança dans une description dithyrambique de
quelques pièces de cristal de Murano qu’elle avait tout récemment acquises par
le truchement d’un marchand vénitien dans la ville basse de Bagdad. Cela lui
rappelait cette très vieille histoire persane, pourtant fort peu connue, du
souffleur de verre qui, ayant eu un jour l’idée d’accoutrer un cheval
d’ornements de verre, réussit à persuader un djinn de lui donner, par sa
magie, l’étonnant pouvoir de voler comme un oiseau, et alors...
L’histoire était certes assez intéressante, mais cela
ne la rendait pas crédible pour autant, aussi laissai-je un peu vagabonder mon
attention sur les deux autres femmes qui se trouvaient alors dans la pièce.
Leur seule présence dans cet entretien entre hommes – sans parler de
l’irrépressible verbosité de la shahryar – prouvait assez que les Persans n’ont
pas coutume de protéger, confiner ni museler leurs compagnes, comme le font les
autres musulmans. Leurs yeux étaient visibles derrière un tchador diaphane qui
ne leur couvrait que le haut du visage, ne dissimulant rien de leur nez, de
leur bouche et de leurs joues. Le haut de leur corps était revêtu d’un corsage
et d’un gilet, leurs membres inférieurs étant noyés dans de traditionnels et
volumineux pai-jamah. Pour autant, ces derniers, plus fins et non
superposés en multiples couches comme ceux des femmes arabes, étaient
suffisamment arachnéens et translucides pour laisser discerner et apprécier
aisément les moindres courbes de leurs corps.
Je ne jetai qu’un bref regard à la grand-mère
âgée : ridée, osseuse, voûtée, presque chauve, mâchonnant sur sa bouche
édentée des lèvres grenues, elle avait les yeux rouges et chassieux, des
mamelons blanchis avachis sur des côtes apparentes. Un coup d’œil sur la vieille
bique m’avait amplement suffi. Sa fille la shahryar Zahd Mirza était une très
belle femme, même quand elle ne parlait pas, mais sa petite-fille, qui devait
avoir à peu près mon âge, était quant à elle une créature au visage d’une
stupéfiante beauté et aux formes assez remarquables. Elle portait le titre de
princesse de la couronne, ou shahzrad, et se nommait Magas, ce qui signifie
« phalène », à quoi il convenait d’ajouter le titre royal de Mirza.
J’ai jusqu’alors omis de le préciser, les Persans n’ont pas le teint sombre et
boueux des Arabes. Bien qu’ils aient tous des cheveux d’un noir de jais et que
les hommes portent, comme l’oncle Matteo, une barbe du même noir intense, leur
peau est aussi claire que celle des Vénitiens, et beaucoup ont des yeux de couleur
moins foncée que le marron. La shahzrad Magas Mirza était en ce moment même en
train de prendre ma mesure de ses yeux vert émeraude.
— À propos de chevaux, reprit le shah,
rebondissant sur l’histoire du cheval ailé avant que son épouse s’en fût
remémoré une nouvelle, vous devriez peut-être songer à échanger les vôtres
contre des chameaux avant de quitter Bagdad. En allant vers l’est, vous allez
devoir traverser le Dasht-e-Kavir, un désert aussi vaste que terrible. Jamais
vos chevaux ne pourront supporter une telle...
— Les Mongols l’ont toujours fait ! coupa sa
femme, péremptoire. Un Mongol se rend partout sur son cheval, et jamais il
n’aurait l’idée d’enfourcher un chameau. Je vais vous raconter à quel point ils
méprisent et maltraitent ces animaux. Pendant qu’ils
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