Vers l'orient
princesse tandis que nous faisions demi-tour pour
quitter la grotte. Les ouvriers tisserands se doivent d’être aussi jeunes que
possible afin de conserver un poids réduit et des doigts fins et agiles. Mais
l’enseignement d’une activité de cette exigence à d’aussi jeunes enfants est
loin d’être aisé. De plus, il leur arrive souvent de s’évanouir à cause de la
forte chaleur qui règne là-haut : alors, ils tombent, s’écrasent au sol et
meurent. Ceux qui survivent un peu plus longtemps sont presque assurés de
devenir aveugles, à force d’avoir à se concentrer de très près sur leur tâche
dans un éclairage aussi faible. Et, pour chaque esclave perdu, il faut en avoir
un déjà formé en réserve, prêt à prendre la relève.
— Je comprends, à présent, murmurai-je, pourquoi
le moindre qali est aussi onéreux.
— Alors, imagine seulement combien il coûterait,
conclut la princesse lorsque nous sortîmes dans la lumière du jour, si nous
étions tenus de le faire fabriquer par de véritables ouvriers.
23
L’attelage nous ramena jusqu’à la ville, que nous
traversâmes jusqu’aux jardins du palais. Une ou deux fois encore, j’implorai la
princesse de me donner ne fut-ce qu’un aperçu de ce qu’il adviendrait le soir
venu, mais elle demeura inflexible face à ma curiosité. Ce ne fut que lorsque
nous descendîmes de voiture, au moment où sa grand-mère et elle allaient
prendre congé pour rejoindre le quartier des femmes, qu’elle fit référence à
notre rendez-vous :
— Quand la lune se lèvera, dit-elle. Près du gulsa’at.
J’eus quand même à subir une épreuve mineure avant
cela. Quand je revins à ma chambre, Karim m’informa qu’on me faisait l’honneur
de dîner ce soir en compagnie du shah Zaman et de la shahryar Zahd. C’était, à
n’en pas douter, un signe de haute considération de leur part, compte tenu de
mon âge et de ma faible importance, en l’absence de mes ambassadeurs de père et
d’oncle. Mais, dois-je le confesser, je n’appréciai pas cet honneur à sa juste
valeur et, lorsque je m’assis à la table royale, je n’avais qu’une idée en
tête : en finir le plus tôt possible. Il faut dire que, pour une raison
assez évidente, je me sentais quelque peu mal à l’aise en compagnie des parents
d’une jeune fille qui m’avait invité à partager une zina la nuit même.
(Quant à la seconde fille censée participer peu ou prou à ces agapes, je savais
que le shah en était le père, mais il m’était impossible de deviner qui était
sa mère.) Aussi bavais-je littéralement à la simple pensée de ce qui se
préparait, bien que je n’en eusse pas encore d’idée précise. Incapable de
refréner l’activité de mes glandes salivaires, j’eus du mal à savourer l’exquis
repas qui nous fut servi et dus assurer les nécessités de la conversation. Fort
heureusement, la loquacité de la shahryar me dispensa d’avoir à répondre de
façon plus détaillée que d’un furtif « oui, Votre Majesté », d’un
« vraiment ? » ou encore d’un « comment cela ? ».
Car elle racontait, racontait, sans que rien pût l’arrêter. Quant à la
fiabilité des histoires qu’elle débitait, j’avais à ce sujet plus que de
sérieux doutes.
— Alors, comme cela, interrogea-t-elle, vous avez
visité la grotte des tisserands de qali, aujourd’hui ?
— Oui, Votre Majesté.
— Savez-vous que, jadis, des qali magiques,
ou tapis volants, pouvaient transporter quelqu’un dans les airs ?
— Vraiment ?
— Oui, en vérité. L’homme n’avait qu’à monter sur
le tapis et lui demander de l’emmener n’importe où, fût-ce au bout du monde, le
tapis y allait aussitôt, survolant des montagnes, des mers et déserts, le
déposant en un simple battement de cils à l’endroit désiré.
— Comment cela ?
— Mais tout simplement. Laissez-moi vous narrer
l’histoire de ce prince dont la bien-aimée avait été enlevée par l’immense
oiseau Rukh, ce dont il était inconsolable. Un djinn lui procura
un qali volant et, grâce à lui...
L’histoire s’acheva enfin, ainsi que le repas,
soulageant du même coup mon interminable attente. Alors, tel le prince de
l’histoire, je m’empressai d’aller rejoindre ma princesse bien-aimée. Elle se
trouvait près du cadran floral, pour la première fois débarrassée de sa vieille
bique de chaperon. Elle me prit la main et me conduisit le long des allées du
jardin,
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