Vers l'orient
jeune.
Elle leva le menton de mépris et jeta, agacée :
— Je n’ai peut-être pas encore de poils sur mon
abricot, mais j’ai douze ans, et c’est l’âge minimum pour le mariage !
— Je n’ai pas l’intention de me marier,
protestai-je. Seulement de...
— Oh, non ! m’interrompit Ubaldo. Sûrement
pas, alors. Ma sœur est une fille bien.
Vous pourriez évidemment sourire à l’idée qu’une jeune
fille capable de s’exprimer comme il lui arrivait de le faire puisse être une
fille « bien ». Mais, voyez-vous, il y a là un point commun évident
entre notre classe favorisée et celle du bas de l’échelle sociale, dans le
respect quasi sacré que l’on voue à la virginité féminine. Que ce soit chez les
illustrissimes ou dans les classes les plus populaires, elle est davantage
prisée que toutes les autres qualités existantes : beauté, charme,
douceur, modestie et tutti quanti. Quelle que soit leur réputation,
qu’elles aient un physique ingrat ou soient malveillantes, disgracieuses, voire
négligées de leur personne, tout cela importe peu, à condition qu’elles aient
conservé intact ce rempart délicat de la féminité qu’est l’hymen. À cet égard,
au moins, les plus primitives et les plus barbares tribus d’Orient nous sont
supérieures, en ce sens qu’elles valorisent chez la femme d’autres qualités que
la conservation de la bonde de leur conduit intime.
Dans notre classe sociale élevée, la virginité n’est
pas seulement affaire de vertu : elle a également une fonction commerciale
primordiale, dans la mesure où une fille à marier s’évalue du même œil calculateur
qu’une esclave au marché. Comme un tonnelet de vin, une fille ou une esclave a
plus de valeur si son sceau est intact et que l’on peut démontrer qu’elle n’a
pas été « ouverte ». On y négocie en fait les filles à marier dans
l’optique exclusive de l’avantage commercial ou de la promotion sociale dont on
pourrait bénéficier. Mais, un peu stupidement, les classes populaires pensent
que les privilégiés vouent à la virginité un respect d’ordre moral et
s’ingénient à vouloir les imiter. Elles sont aussi très influencées par la
menace des foudres de l’Église, qui exige la préservation de la virginité comme
preuve de la vertu, tels les bons chrétiens qui, durant le carême, sont censés
ne pas consommer de viande.
Mais même à cette époque lointaine où j’étais encore
enfant, je me demandais à juste raison combien de filles, sans considération de
leur classe sociale d’origine, étaient réellement restées, au regard de ces
préceptes sociaux, des filles « bien ». Dès que je fus assez âgé pour
avoir moi aussi un duvet annonciateur des premiers « poils sur mon
abricot », je dus prêter une oreille attentive aux discours de frère
Evariste et de tante Julia sur les dangers physiques et moraux qu’il y avait à
se commettre avec de mauvaises filles. J’écoutai avec le plus grand soin leurs
descriptions de ces viles créatures, ainsi que leurs avertissements et autres
invectives à leur égard. Je voulais être sûr de reconnaître n’importe quelle
mauvaise fille au premier coup d’œil, car j’espérais de tout mon cœur en
rencontrer une bientôt. Cela semblait du reste assez probable, parce que le
principal enseignement que je retins de ces discours, c’est que le nombre de
mauvaises filles devait être largement supérieur à celui des filles bien.
Une autre preuve venait renforcer cette impression.
Venise n’est pas une ville très pointilleuse sur la propreté, parce que rien ne
la force à l’être. Tous ses détritus vont droit dans les canaux. Les déchets de
la rue, les restes alimentaires, les eaux usées de nos pots de chambre et
autres saletés issues des toilettes, tout est déversé dans le canal le plus
proche et rapidement évacué par le flot. La marée qui survient deux fois par
jour déferle dans les moindres venelles aquatiques, remontant ainsi tout ce qui
peut avoir été jeté dans le fond du canal ou s’être plus ou moins incrusté le
long des murs. Le reflux draine ensuite le tout vers le large à travers la
lagune, au-delà du Lido et jusqu’à la pleine mer. Ceci suffit à nettoyer la
cité et à lui garantir une odeur agréable, mais certains pêcheurs font parfois
des prises saumâtres. On ne compte plus les fois où, accroché à leur hameçon ou
échoué dans leur filet, ils découvrent,
Weitere Kostenlose Bücher