Vie de Franklin, écrite par lui-même - Tome I
chargés, par l'assemblée, de veiller sur la presse, et d'empêcher qu'on n'imprimât plus de billets que la loi ne l'ordonnoit.
En conséquence, ils devoient se tenir tour-à-tour auprès de nous ; et celui qui étoit en fonction, amenoit un ou deux de ses amis pour lui tenir compagnie.
J'avois l'esprit plus cultivé par la lecture que Keimer. Aussi nos inspecteurs fesoient-ils plus de cas de ma conversation que de la sienne. Ils m'invitoient à aller chez eux, me présentoient à leurs amis, et me traitoient avec la plus grande honnêteté, tandis qu'ils négligeoient un peu mon maître Keimer. C'étoit, dans le fait, un assez étrange animal, ignorant les usages du monde, prompt à combattre grossièrement les opinions reçues, enthousiaste sur certains points de religion, d'une mal-propreté rebutante, et de plus, un peu fripon.
Nous restâmes près de trois mois dans le New-Jersey ; et à compter de cette époque, je pus mettre sur la liste de mes amis, le juge Allen, Samuel Bustil, secrétaire de la province ; Isaac Pearson, Joseph Cooper, plusieurs des Smith, tous membres de l'assemblée, et Isaac Deacon, inspecteur-général. Ce dernier étoit un vieillard spirituel et rusé. Il me raconta que dans son enfance il avoit commencé par charier de l'argile pour les briquetiers ; qu'il étoit déjà assez âgé lorsqu'il avoit appris à lire et à écrire ; qu'ensuite il fut employé à porter la chaîne pour un arpenteur, qui lui apprit son état, et qu'à force d'industrie, il avoit enfin acquis une fortune honnête.
«Je prévois, dit-il, un jour, en me parlant de Keimer, que vous ne tarderez pas à vous mettre à la place de cet homme, et que vous ferez fortune à Philadelphie».—Il ignoroit, cependant alors, si mon intention étoit de m'établir là ou ailleurs.—Les amis, que je viens de nommer, me furent très-utiles par la suite ; et je rendis moi-même des services à quelques-uns.
Nul d'entr'eux n'a cessé d'avoir de l'estime pour moi.
Avant de raconter les circonstances de mon établissement, peut-être est-il nécessaire de vous dire quels étoient alors mes principes de morale, afin que vous puissiez voir le degré d'influence qu'ils ont eu depuis sur les évènemens de ma vie.
Mes parens m'avoient donné de bonne heure des impressions religieuses ; et je reçus, dès mon enfance, une éducation pieuse, dans les principes du calvinisme. Mais à peine fus-je parvenu à l'âge de quinze ans, qu'après avoir eu des doutes tantôt sur un point du dogme, tantôt sur l'autre, suivant que je les trouvois combattus dans les livres que je lisois, je commençai à douter de la révélation même.
Quelques livres contre le déïsme me tombèrent entre les mains. Ils contenoient, disoit-on, la substance des sermons prêchés dans le cabinet où Boyle fesoit ses expériences de physique. Il arriva qu'ils produisirent sur moi un effet précisément contraire à celui qu'on s'étoit proposé en les écrivant ; car les argumens du déïsme, qu'on y citoit pour les combattre, me parurent beaucoup plus forts que leur réfutation. En un mot, je devins un vrai déïste.
Ma doctrine pervertit quelques jeunes gens, particulièrement Collins et Ralph. Mais quand je vins, dans la suite, à me rappeler qu'ils avoient, l'un et l'autre, très-mal agi envers moi, sans en avoir le moindre remords ; quand je considérai le procédé de Keith, autre esprit fort, et ma propre conduite à l'égard de Vernon et de miss Read, qui me donnoit de temps en temps, beaucoup d'inquiétude, j'entrevis que quelque vraie qu'elle pût être, cette doctrine n'étoit pas très-utile.
Je commençai à avoir une idée moins favorable du pamphlet que j'avois composé à Londres, et auquel j'avois mis pour épigraphe ce passage du poëte Dryden :
Oui, tout est bien, malgré nos préjugés divers.
L'homme voit qu'une chaîne embrasse l'univers :
Mais de l'anneau qu'il touche, en vain son œil s'élance ;
Il ne peut remonter jusques à la balance,
Où tout, avec sagesse, est pesé dans les cieux [Voici les vers anglais :
Whatever is, is right ; though purblind man
Sees but a part o' the chain, the nearest link,
His eyes not carrying to the equal beam
That poises all above.].
L'objet de ce pamphlet étoit de prouver que, d'après les attributs de Dieu, sa bonté, sa sagesse, sa puissance, rien ne pouvoit être mal dans le monde ; que le vice et la vertu n'existoient pas réellement, et n'étoient que de vaines distinctions. Je ne
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