Vie de Franklin, écrite par lui-même - Tome I
qu'il avoit coutume de donner, que pour que je formasse tous ces ouvriers ignorans, qui ne lui coûtant presque rien, et étant tous liés avec lui par des contrats, pourroient, aussitôt qu'ils seroient suffisamment instruits, le mettre en état de se passer de moi. Malgré cela, je fus fidèle à notre accord. L'imprimerie étoit dans la plus grande confusion : je la mis en ordre ; et j'amenai insensiblement les ouvriers à être attentifs à leur travail et à l'exécuter d'une assez bonne manière.
Il étoit assez singulier de voir un étudiant d'Oxford, vendu pour le paiement de son passage. Il n'avoit pas plus de dix-huit ans, et voici les particularités qu'il me raconta. Né à Glocester, il avoit été élevé dans une pension, et s'étoit distingué parmi ses camarades, par la manière supérieure dont il jouoit, lorsqu'on leur fesoit représenter des pièces de théâtre. Il étoit membre d'un club littéraire, et plusieurs pièces de vers, et plusieurs morceaux de prose de sa composition, avoient été insérés dans les journaux de Glocester. De là, il fut envoyé à Oxford, où il demeura environ un an. Mais il n'y étoit pas content. Ce qu'il désiroit le plus, c'étoit de voir Londres, et de devenir comédien. Enfin, ayant reçu quinze guinées pour payer le quartier de sa pension, il quitta le collège, cacha sa robe d'écolier dans une haie et se rendit dans la capitale. Là, n'ayant point d'ami qui pût le diriger, il fit de mauvaises connoissances, dépensa bientôt ses quinze guinées, ne trouva aucun moyen de se faire présenter aux comédiens, devint méprisable, mit ses hardes en gage et manqua de pain.
Un jour qu'il marchoit dans la rue, ayant faim et ne sachant que faire, on lui mit dans la main un billet d'enrôleur, par lequel on offroit un repas soudain et une prime à ceux qui voudroient aller servir en Amérique. Aussitôt il se rendit au lieu indiqué dans le billet, s'engagea, fut mis à bord d'un vaisseau, et conduit à Philadelphie, sans avoir jamais écrit une ligne à ses parens, pour les informer de ce qu'il étoit devenu. La vivacité de son esprit et son bon naturel, en fesoient un excellent compagnon : mais il étoit indolent, étourdi et excessivement imprudent.
L'irlandais John déserta bientôt. Je commençai à vivre très-agréablement avec les autres. Ils me respectoient d'autant plus qu'ils voyoient que Keimer étoit incapable de les instruire, et qu'avec moi ils apprenoient tous les jours quelque chose. Nous ne travaillions jamais le samedi, parce que c'étoit le sabbat de Keimer : ainsi nous avions chaque semaine deux jours à consacrer à la lecture.
Je fis de nouvelles connoissances dans la ville parmi les personnes qui avoient de l'instruction. Keimer me traitoit avec beaucoup de politesse et avec une apparente estime ; et rien ne me causoit de l'inquiétude, sinon la créance de Vernon, que j'étois encore hors d'état de payer, mes épargnes ayant été jusqu'alors très-peu de chose.
Notre imprimerie manquoit souvent de caractères, et il n'y avoit point en Amérique d'ouvrier qui sût en fondre. J'avois vu pratiquer cet art dans la maison de James à Londres, sans y faire beaucoup d'attention. Cependant, je trouvai le moyen de fabriquer un moule. Les lettres que nous avions me servirent de poinçons ; je jetai mes nouveaux caractères en plomb dans des matrices d'argile, et je pourvus ainsi assez passablement à nos besoins les plus pressans.
Je gravois aussi, dans l'occasion, divers ornemens ; je fesois de l'encre ; je donnois un coup-d'œil au magasin ; en un mot, j'étois le factotum de la maison.
Mais quelqu'utile que je me rendisse, je m'appercevois chaque jour qu'à mesure que les autres ouvriers se perfectionnoient, mes services devenoient moins importans. Lorsque Keimer me paya le second quartier de mes gages, il me donna à entendre qu'il les trouvoit trop considérables, et qu'il croyoit que je devois lui faire une diminution. Il devint, par degrés, moins poli et affecta davantage le ton de maître. Il trouvoit souvent à reprendre ; il étoit difficile à contenter ; et il sembloit toujours sur le point d'en venir à une querelle pour se brouiller avec moi.
Malgré cela, je continuai à le supporter patiemment. J'imaginois que sa mauvaise humeur étoit en partie causée par le dérangement et l'embarras de ses affaires. Enfin, un léger incident occasionna notre rupture. Entendant du bruit dans le voisinage, je mis la tête à la
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