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Vie de Franklin, écrite par lui-même - Tome I

Vie de Franklin, écrite par lui-même - Tome I

Titel: Vie de Franklin, écrite par lui-même - Tome I Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Benjamin Franklin
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l'avance, si le temps seroit beau ou mauvais. Mais comme on n'a point encore inventé d'instrument pour découvrir, au premier coup-d'œil, si un homme a le caractère chagrin, mon philosophe se servoit, pour cela, de ses jambes. Il avoit une jambe très-bien faite ; mais l'autre ayant éprouvé un accident, étoit crochue et difforme.
Lorsqu'il se trouvoit, pour la première fois, avec un homme qui regardoit plus sa jambe crochue que l'autre, il commençoit à s'en défier ; et si cet homme lui parloit de sa vilaine jambe et ne lui disoit rien de la belle, il n'en falloit pas davantage pour déterminer le philosophe à n'avoir plus aucun rapport avec lui.
Tout le monde n'a pas le baromètre à deux jambes. Mais, avec un peu d'attention, tout le monde peut observer les signes de cette fâcheuse disposition à chercher des défauts, et on peut prendre la résolution de fuir la connoissance de ceux qui ont le malheur de l'avoir. J'avertis donc ces gens pointilleux, chagrins, mécontens, que s'ils veulent être respectés, aimés et vivre heureux, ils doivent cesser de regarder la jambe crochue.

CONVERSATION D'UN ESSAIM D'ÉPHÉMÈRES, ET SOLILOQUE D'UN VIEILLARD.
    À Madame Brillant.
De Passy, le 15 août 1778.
Vous pouvez vous rappeler, ma chère amie, que lorsque nous passâmes dernièrement cette heureuse journée dans le délicieux jardin et l'agréable société du Moulin-Joli, je m'arrêtai dans une allée, et m'écartai quelque temps de la compagnie.
On nous avoit montré un nombre infini de cadavres d'une petite espèce de mouche, appelée éphémère, dont les générations successives étoient, nous dit-on, nées et mortes dans le même jour. J'en apperçus, sur une autre feuille, une compagnie vivante, qui fesoit la conversation.
Vous savez que j'entends le langage de toutes les espèces inférieures à la nôtre. Ma trop grande application à cette étude, est la meilleure excuse que je puisse donner du peu de progrès que j'ai fait dans votre charmante langue. La curiosité m'engagea à écouter ce que disoient ces petites créatures : mais comme la vivacité qui leur est propre, les fesoit parler trois ou quatre à la fois, je ne pus pas entendre bien clairement leurs discours. Je compris seulement, par quelques expressions interrompues, que je saisis de temps en temps, qu'elles disputoient avec chaleur sur le mérite de deux musiciens étrangers, dont l'un étoit un cousin, et l'autre un maringouin. Elles passoient leur temps dans cette dispute, en paroissant aussi peu songer à la brièveté de leur existence, que si elles avoient été sûres de vivre encore un mois.—«Heureux peuple ! dis-je en moi-même, vous vivez certainement sous un gouvernement sage, équitable et doux, puisque vous n'avez à vous plaindre d'aucun abus, et que l'unique sujet de vos contestations est la perfection ou l'imperfection d'une musique étrangère.»
    Je les laissai là, pour tourner la tête du côté d'un vieillard à cheveux blancs, qui, seul sur une autre feuille, se parloit à lui-même. Son soliloque m'amusa ; et je l'ai écrit dans l'espoir qu'il pourra aussi amuser la femme à qui je dois le plus délicieux de tous les plaisirs, celui de sa société et de l'harmonie céleste qu'elle me fait entendre.
«L'opinion, dit-il, des savans philosophes de notre espèce, qui ont fleuri long-temps avant ce temps-ci, étoit que ce vaste monde, qu'on nomme le Moulin-Joli, ne pourroit pas subsister plus de dix-huit heures ; et je pense que cette opinion n'étoit pas sans fondement, puisque par le mouvement apparent du grand luminaire, qui donne la vie à toute la nature, et qui depuis que j'existe a, d'une manière sensible, considérablement décliné vers l'océan [La Seine.], qui borne cette terre, il faut qu'à cette époque, il termine son cours, s'éteigne dans les eaux qui nous environnent, et laisse le monde dans le froid et dans les ténèbres, qui produiront nécessairement une mort et une destruction universelle.
»J'ai déjà vécu sept de ces heures, long âge, qui n'est pas moins de quatre cent vingt minutes. Combien peu d'entre nous existent aussi long-temps ! J'ai vu des générations naître, fleurir et disparoître. Mes amis actuels sont les enfans et les petits-enfans de mes premiers amis, qui, hélas ! ne sont plus, et que je suivrai bientôt ; car, quoique je me porte bien, je ne puis pas m'attendre, suivant le cours de la nature, à vivre encore plus de sept ou huit minutes. À quoi me

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