VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS
ces trois chapitres forment comme une petite épopée de la misère et de la faim espagnoles, de la faim surtout, qui est l’âme du livre, de cette faim persistante et âpre qui vous pénètre et vous navre, qu’on croit ressentir soi-même et dont on est comme saisi à la gorge. L’impression produite par ce crescendo de privations et par l’exaspération de ces faméliques est vraiment très forte.
Le mérite de l’invention n’est pas le même partout ; pour mieux dire, l’auteur n’a pas également marqué son coin dans les trois croquis. Pour le premier surtout, il avait des devanciers, quelques modèles. Les aventures de l’aveugle et de son garçon sont en effet le sujet de plusieurs petites pièces de notre vieux répertoire dramatique, et en Espagne même ces types si populaires ont été mis souvent sur la scène ; nul doute que le romancier n’ait été précédé ici de quelques farces du théâtre forain des premières années du XVI e siècle.
Mais là où il est bien lui-même et bien espagnol, castillan du plus pur de la Castille, là où il a mis toute son âme et tout son talent, c’est dans ce troisième chapitre de l’écuyer, qu’il a vraiment traité con amore . Et l’on sent qu’il ridiculise ici une figure pour laquelle il éprouve une secrète sympathie, et qu’au fond cette allure superbe dans la plus noire misère, cette hauteur dans la plus affreuse détresse et famine, ne lui déplaît qu’à moitié. Aussi ménage-t-il le noble et pauvre hère ; il permet à l’implacable Lazarille de s’attendrir un peu sur les infortunes de ce maître : « Malgré tout, je l’aimais bien, considérant qu’il n’avait ni ne pouvait davantage, et au lieu de lui en vouloir, j’en avais plutôt pitié » ; il ne lui fait adresser que des reproches mitigés : « D’une chose seulement j’étais un peu mécontent : j’aurais voulu qu’il n’eût pas autant de présomption et qu’il abaissât un peu son orgueil à mesure que montait sa nécessité ; mais c’est, à ce qu’il semble, une règle entre eux observée et suivie, qu’encore qu’ils n’aient vaillant un denier, leur bonnet reste planté à sa place. Le Seigneur y veuille remédier ou ils mourront de ce mal ! »
À ce premier groupe de portraits, la partie achevée du livre et qui à elle seule en eût assuré le succès, s’enchaîne une autre série de chapitres, dont plusieurs très courts font l’effet d’une simple ébauche, d’une matière à dégrossir et à développer ; on dirait des notes, premier jet d’études proportionnées aux premières, dont l’auteur n’a pas su tirer parti et qu’il s’est décidé à annexer telles quelles à son œuvre. Le défaut de composition et de plan, dont je parlais tout à l’heure, est ici sensible. Ainsi, le quatrième maître que rencontre Lazarille est un religieux de la Merci. L’idée en soi était heureuse de donner pour pendant au ladre curé de village un membre du clergé régulier, d’un ordre passablement décrié et sur le compte duquel devaient circuler en Espagne de plaisantes histoires. Mais, ou le conteur n’en connaissait aucune, ou, mal en train ce jour-là, s’est dépité : le fait est qu’il a tourné court, brusquement, après quelques lignes, interrompu sa narration et passé à autre chose.
Le morceau le plus long de cette seconde partie du livre est le récit d’un faux miracle, opéré par un colporteur de bulles ou d’indulgences, afin d’écouler sa pieuse marchandise, qui, en un lieu du diocèse de Tolède, où les esprits étaient tièdes, n’avait pas trouvé preneur. Ici le cas est différent ; il faut reprocher à l’écrivain espagnol, non pas d’avoir été trop bref, mais d’avoir spolié un confrère, tout au moins de s’être, sans les formalités d’usage, un peu trop prévalu de l’œuvre d’autrui. Comme ce chapitre passe couramment pour aussi original que les autres et que personne ne semble avoir noté sa source directe, il nous sera permis d’insister quelque peu et de rendre à qui de droit son bien.
Massuccio de Salerne, le célèbre noveliero du XV e siècle, relate dans son Novellino (part. I, nov. 4) l’histoire édifiante d’un frère mineur, Girolamo da Spoletto, qui, ayant trouvé quelque part le corps merveilleusement conservé d’un chevalier, s’empare de plusieurs membres du défunt dans la pensée de les faire passer pour de saintes reliques, s’associe un
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