VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS
noblesse et le serf attaché à la glèbe, – qui, avec le temps, eût pu créer la prospérité de l’Espagne – fondèrent, pour vivre sur le commun de mendicité et de friponneries, la grande association de la gueuserie et de la fainéantise. Le picaro est sorti de là, et c’est ce type nouveau, produit bien indigène et nullement anormal en Espagne, à l’époque dont il s’agit, que nos livres reflètent exactement.
La nouvelle picaresque est donc un roman de mœurs bien plutôt qu’un roman d’aventures ; c’est en outre, et à un degré éminent, un roman satirique. L’Espagne a toujours eu le don de la critique, de la satire et de l’épigramme, témoins Sénèque et Martial. Au moyen âge, ces genres ont revêtu diverses formes scolastiques, toutes venues de France, par exemple ce qu’on nomme le Dit sur les états du monde et plus tard la Danse de la mort . Le poète, car ces morceaux sont toujours rimés, fait défiler dans l’ordre hiérarchique les classes ou états, en commençant par l’église et son chef pour finir par les plus humbles des laïques ; de chaque état il détaille les vices et les travers les plus caractéristiques, adressant à chacun les plus graves semonces, les plus durs avertissements. Dans les Danses de la mort le procédé est encore le même : la Mort armée de sa faux convie à sa danse infernale d’abord les puissants du jour, pape, empereur, roi, puis le noble, puis le bourgeois, puis les derniers des vilains, les métiers entachés d’infamie, l’usurier, le bourreau, etc. La Renaissance devait renoncer en Espagne à ces litanies lourdes et monotones ; elle leur substitua un moule plus léger, le dialogue à la Lucien, qui fit fureur un moment, dans la première moitié du XVI e siècle, et qui, manié par un Valdès, mordait cruellement et portait loin. Cent ans plus tard, Quevedo reprenait le genre, et, dans ses Songes , l’amenait à sa perfection espagnole.
Notre roman n’est en principe qu’une forme rajeunie et développée de ses satires scolastiques et lucianesques ; ici encore, et surtout dans le Lazarille , premier essai de la nouvelle manière, nous retrouvons une suite de tableaux d’ états du monde ou de conditions sociales. La seule innovation est le fil qui relie ces portraits les uns aux autres, et d’isolés qu’ils auraient pu rester, sans perdre beaucoup de leur charme, en a fait les épisodes d’une histoire ; l’unique travail a consisté à fondre en un récit, à rapporter à un individu une série plus ou moins longue d’études de mœurs détachées.
Quels types et quels milieux nous dépeint l’auteur du Lazarille et quel a été son plan, si tant est qu’il en ait eu un bien arrêté ? Il semble qu’il se soit proposé surtout de nous présenter quelques variétés des plus répandues des classes souffrantes et misérables, que leurs souffrances et misères fussent le fruit de la fatalité, ou de leurs vices, ou encore de certains préjugés, non dépourvus de grandeur, mais devenus puérils dans une société nouvelle et transformée. Les trois premiers portraits du livre au moins, les seuls qui soient étudiés, répondent à cette intention que nous croyons découvrir chez notre auteur.
D’abord un type de mendiant dépravé, de gueux retors, qui sait par toutes sortes d’ingénieuses pratiques solliciter la charité des petites gens, l’aveugle ou le ciego , marchand d’oraisons pieuses, guérisseur et pronostiqueur ; puis le curé de village, cruel et rapace, qui tond l’autel, s’engraisse de l’église et de ses cérémonies obligatoires, tue de faim son acolyte ; puis l’écuyer noble, représentant de l’ hidalguisme , cette noblesse vague et immémoriale, fondée sur la tradition et le commun consentement – la comun reputation y opinion de hidalgo – et réclamée avec ou sans droits par les trois quarts des Espagnols, parce qu’elle avait pour effet d’exempter des charges publiques, classait son homme vieux chrétien, pur de toute infamie et le garantissait de dangereuses suspicions ; l’écuyer noble, sans autre bien que son manteau râpé et son épée de bonne marque, pimpant avec gravité, satisfait de soutenir son point, encore qu’il se fasse, mais sans se l’avouer à lui-même, nourrir par son garçon, et plus malheureux que les deux autres, car les moyens de s’entretenir noblement sont rares et répugnent à sa nature hautaine.
Pris ensemble et isolés du reste,
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