22 novembre 1963
avec surprise, tant elle lut de haine dans ses yeux. « Je ne vous comprends pas », dit-elle doucement. Il la regarda, ses yeux s’éclaircirent. « Ma seule joie, dit-il, je suis un homme perdu à cause de vous, et je ne vous en aime que plus. Dieu me garde de vous causer jamais de la peine. J’ai vu qu’hier vous étiez tourmentée à cause de moi, et je ne le pardonnerai jamais à cet homme. »
Elle eut un regard sévère et triste. « De quel homme parlez-vous ? Je vois bien à présent que vous êtes un homme perdu, car vous ne tenez pas vos serments.
— Amie douce, si je vous ai déplu, dites-moi en quoi, je ferai tout ce que vous voulez.
— Je vous ai fait venir, dit-elle, pour vous dire adieu, car nous ne nous verrons plus, d’ici longtemps au moins ; je vous tiens quitte de vos promesses, car si vous voulez rester mon ami, il faudra que ce soit dans le secret de votre cœur, parce qu’il ne nous est plus possible de nous voir. » Haguenier rougit et se redressa. « Je sais, dit-il, cet homme veut vous le défendre. Mais je veux faire de telle sorte qu’il ne puisse plus le faire. »
Elle hocha la tête et le regarda comme on regarde un enfant qui dit des sottises. « Ce n’est pas seulement à cause de cela, dit-elle. Il ne peut rien me défendre, c’est moi-même qui veux vous éloigner. Il faut que vous quittiez Troyes et qu’on ne vous voie plus dans le pays. Vous comprendrez quand vous saurez pourquoi. Je suis enceinte. »
C’était bien le dernier coup auquel Haguenier se fût attendu. Il resta longtemps sans pouvoir parler, tellement le dégoût et la colère l’étouffaient ; il se leva à la fin, et prit ses gants. « Cela, dit-il, je ne peux pas le supporter. Je vous débarrasserai de cet homme que vous le vouliez ou non. J’en ai déjà parlé avec mon frère Pierre, nous irons le provoquer, il n’aura qu’à venir dans le champ devant Pouilli avec un ami de son choix et nous réglerons cette affaire avant trois jours.
— Restez là, dit Marie, durement. Avez-vous déjà oublié vos serments ? Ne suis-je plus votre dame ? Ne savez-vous pas que le mari de votre dame doit rester sacré pour vous ? Avez-vous oublié que je lui dois fidélité ?
— Vous ne lui devez rien du tout, il vous a prise enfant sans vous demander votre avis. Je le tuerai, et vous serez à moi sans péché. »
Les yeux de Marie étincelaient. « Comment osez-vous me parler ainsi ? Je vous avais pris pour un autre homme. Vous êtes vulgaire. Est-ce cela, de l’amour ? Me croyez-vous capable d’épouser le meurtrier de mon mari ? Voulez-vous que je sois complice de son meurtre ? Ce serait pire que l’adultère. » Effrayé par ce brusque accès de colère, Haguenier se taisait et baissait la tête toujours plus bas. « Je vous défends de toucher seulement à un cheveu de sa tête », dit Marie d’une voix coupante. Il eut un sourire dur. « Vous le dites parce que vous le croyez plus fort que moi. Merci. À présent je suis bien obligé de vous prouver que je vaux quand même plus que vous ne pensez. »
Elle leva vers lui un visage soudain radouci et presque suppliant.
« Ami, dit-elle, je veux seulement que vous m’épargniez de la honte et du tourment. Il ne faut pas qu’un enfant innocent souffre à cause de nous. Est-ce de ma faute si cela m’est arrivé ? Je suis une femme comme les autres. Vous devriez avoir pitié de moi, et comprendre dans quelle situation vous me mettez. »
Haguenier froissait dans ses mains la pièce de drap pour se donner une contenance. Il était dompté. Et il avait le cœur trop gros pour parler.
« Vous aimerez l’enfant de cet homme, dit-il à la fin avec effort.
— Je n’en sais rien, dit-elle tristement. C’est possible. Pour le moment, je crois que je le hais. Dieu me pardonne ! »
À l’autre bout de la pièce, longue et basse, le drapier et son commis déroulaient des pièces de soie devant une femme richement parée, une bourgeoise, qui avait l’air de marchander outrageusement ; sa suivante, une grosse personne entre deux âges, lançait des regards curieux sur ce couple qui ne paraissait pas s’intéresser aux tissus. Marie tira son voile sur ses yeux.
« Où vous verrai-je encore ? demanda Haguenier.
— Nulle part. Il faut que vous quittiez Troyes aujourd’hui même.
— Vous voir pour la dernière fois ici, devant tous ces gens… Dame, j’accepterai tout si je peux encore une fois vous voir
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