22 novembre 1963
vint s’agenouiller près de lui et mit ses deux mains sur la lourde tête aux cheveux encore plus bruns que gris. Et il ne bougea pas. Alors elle prit une des mains posées l’une sur l’autre devant la tête, et la porta à sa bouche. Et alors l’homme se souleva sur son coude et se mit à la regarder de son œil trouble.
« Ami, dit-elle, ami, peut-être avez-vous des fautes à me reprocher, que vous ne me dites pas.
— Dame, ne me tourmentez pas, dit-il. Pourquoi me dire cela ?
— Ami, quel tort avez-vous trouvé en moi ?
— Sœur, pourquoi me tourmentez-vous ?
— Ami, il faut que vous ayez de la haine contre moi. Que dira-t-on de moi dans le pays, quand on saura que je vous ai laissé partir seul sur les routes, aveugle et malade comme vous êtes, en plein hiver, les cheveux coupés, et vêtu comme un pauvre ? Ami, un homme de votre âge a vite fait de tomber malade quand il n’a pas une femme qui le connaît pour le soigner. Et qui prendra soin de vous ? Vous êtes vieux, mais vous n’avez pas plus de sens qu’un enfant. Ami, ami, je vous le dis pour de bon : si vous partez maintenant, vous ne me reverrez plus ni vivante ni morte. Quand vous voudrez revenir à moi il sera trop tard. Ami, si je meurs sans vous pardonner, cela ne vous portera pas bonheur.
» Ami, j’ai eu tant d’enfants que j’ai le corps malade et usé. Et vous voulez me faire une grande peine. Et si je vous maudis en mourant, ce sera un péché pour moi et pour vous.
— Sœur, si vous me dites cela j’aime mieux partir au plus vite. Et si vous ne me pardonnez pas, ce sera très injuste à vous, parce que c’est Dieu qui m’a fait voir que je devais partir. Et c’est pour Dieu que je pars, sœur, et vous allez voir s’il est bon et juste, et s’il sait ce qu’il fait.
» Vous me voyez, dame, comme je suis. Si j’avais mes yeux, j’en aurais encore pour cinq ans au moins à porter les armes, et mon corps est plus jeune que mon âge. J’ai encore dix ou quinze ans de chevauchées dans le corps, et quand un homme valide reste au coin du feu, sa force tourne en graisse et en sottise. Dieu m’a fait comprendre cela.
» Et je vais vous dire les trois grandes grâces qu’il m’a faites et dont je dois le remercier, dame :
» D’abord, il m’a tant puni dans l’enfant de mon péché que maintenant je ne peux plus l’aimer et elle est morte pour moi. Il m’a bien fait voir qu’on ne doit pas s’attacher à sa propre chair, et qu’elle n’est que pourriture.
» Et ensuite il a vu que j’ai perdu un œil à son service et que cela ne m’avait pas rendu plus sage ; et il m’enlève mon autre œil pour que je ne regarde plus les choses de la terre mais celles du ciel.
» Et ensuite il m’a donné un fils qui n’a ni pitié ni respect pour moi, pour que j’apprenne à vivre sans orgueil, comme un pauvre misérable que je suis. Et je dois bien remercier Herbert de m’avoir fait comprendre ce que je devais faire ; mais cela ne lui portera pas bonheur, dame. »
Et le matin du quatrième jour le vieux baron s’était agenouillé dans la grande salle devant la dame, et avait baissé le front jusqu’à terre, pour lui demander pardon de tout le mal qu’il lui avait fait dans sa vie. Et la dame avait mis ses longues mains noueuses et brunies sur la tête du vieux, et s’était mise à genoux pour baiser ses yeux mutilés. Elle avait à ses côtés ses deux plus jeunes enfants, il leur demanda pardon à eux aussi, et les bénit.
Puis il se releva et se tourna vers tous ses hommes, cousins et vassaux, qui se tenaient debout près de la grande cheminée. Ils étaient tous si tristes qu’ils n’osaient parler, et peu s’en fallait qu’ils ne pleurassent tous. Le vieux seigneur plia le genou devant chacun d’eux, tête basse, et les baisa tous sur les deux joues. Et quand il arriva au Gros, il ne l’embrassa pas, et dit : « Merci, beau fils, de votre grande bonté pour moi. Que votre fils vous honore comme vous m’avez honoré. Soyez meilleur maître que je n’ai été. Ne prenez rien sur le douaire de votre mère ni sur la dot de vos sœurs. Vous en avez encore deux à marier, donnez-les à des hommes dont votre mère n’ait pas honte.
— Je ne vous ai fait aucun mal, dit le Gros.
— C’est pourquoi je pars pour vous laisser la place libre. » Là, il plia lentement le genou. « Pardon, beau fils, de tous les torts que j’ai eus envers vous. Vous m’avez promis
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