22 novembre 1963
demoiselles il les salua de la tête sans oser s’arrêter, mais laissa couler sur Ida un regard si chaud que la jeune fille se détourna. Mainsant la poussa du coude : « Tu vois bien », dit-elle. Ida haussa les épaules.
Le maître de Puiseaux, Joceran (deuxième du nom), faisait sa sieste près de la fenêtre, à moitié couché sur son large siège à dossier. Sa petite nièce Marguerite tenait devant lui, dans une coupe de bois blanc, une grosse poire conservée au miel, dessert que le seigneur aimait à prendre après son sommeil. Un garçon vint annoncer l’arrivée du cousin Ernaut de Linnières, et la fillette profita de la diversion pour boire un peu de sirop de la coupe ; Joceran s’en aperçut, lui donna une bonne claque pour sa gourmandise et se mit à déguster le sirop. À ce moment le jeune homme entra dans la salle et s’arrêta pour saluer le maître de Puiseaux, exprimant sur sa large figure grave et fruste un grand désir de paraître aimable. Il se tenait devant Joceran dans l’attitude d’un chien battu, et l’autre avait à présent aux coins de la bouche un sourire à la fois dur et amuse.
« Dieu vous garde, beau cousin, dit le jeune homme, je viens vous annoncer l’arrivée de mon père, il va passer la nuit chez vous.
— Merci de l’honneur, dit Joceran, je serai content de le voir. Vous avez là une belle bête. » Le jeune homme eut un sourire rapide et comme inquiet et tendit le faucon. « Prenez-le, beau cousin, il est bien dressé, il vous obéira au coup de pouce. » Il posa doucement l’oiseau sur le bras du fauteuil, Joceran prit le faucon et se mit à lui caresser distraitement le bec et le col. « Mon beau cousin de Hervi restera longtemps au pays ? demanda-t-il.
— Deux ou trois semaines, peut-être. Il veut préparer la maison pour la chevalerie de son fils.
— Ce sera une grande joie pour vous de voir votre frère, dit Joceran avec son sourire du coin de la bouche, on le dit un beau jeune homme, et de belles manières.
— Tout est beau qui vient de loin, dit Ernaut.
— Le fait-il adouber à Troyes ?
— À Troyes, après Pâques. Mais il fera une fête à Hervi, après. Il m’a promis mes éperons aussi, pour ce jour-là, ajouta-t-il avec un regard de biais sur Joceran.
— Et à Pierre votre frère aussi, à ce que je sais, dit le seigneur de Puiseaux. Vous devez bien aimer votre père. Va-t-il vous donner une terre en fief, de quoi entretenir vos armes ? »
Ernaut devint très rouge et baissa la tête. « Si je me marie, dit-il, j’aurai le revenu sur la vigne de Bernon et sur les ruches. »
Joceran dit : « Eh ! mariez-vous, beau cousin.
— On dit bien, répliqua Ernaut, que pour se marier il faut être deux ; et comme il se trouve, il faut au moins être quatre d’accord ; et il arrive qu’il y en a trois qui sont d’accord et un quatrième qui ne l’est pas. Mon père à moi ne me fera jamais d’obstacles pour me marier.
— Beau cousin Ernaut, dit Joceran, j’aime beaucoup votre père, mais tout homme est maître en sa maison. »
Dans la cour, les valets faisaient déjà des préparatifs pour la réception du gros seigneur de Hervi ; quand il passait par le pays avec ses femmes, ses bâtards, sa valetaille, ses faucons, ses chiens, toute la vie du château se trouvait dérangée pour plusieurs jours. Il fallait user quantité double de foin, de paille, de farine et courir au village pour ramasser œufs et poulets. Aux écuries les chevaux qu’on déplaçait piaffaient et se heurtaient les uns aux autres, les palefreniers les calmaient à grand-peine. « Eh, Jacquet, ne mets pas tant de foin dans les mangeoires du Gros ; nos chevaux valent les siens, non. — Mets-y un peu de paille, va, ils n’y verront rien. On ne lui a rien juré, au Gros. — C’est tout comme. Dis, Girard, si on mettait doubles planches par-dessus le fossé ? — Pourquoi faire ? — Pour que le pont ne casse pas quand le Gros y passera. » Rires et bourrades remplissaient l’écurie, se mêlant au hennissement des chevaux.
Sur la route, le cortège du gros seigneur de Hervi avançait, cavaliers en tête, puis deux gros chevaux tirant la litière couverte de toile rouge, puis des mulets portant des caisses et des sacs. La dame Aelis, épouse du Gros, caracolait un peu en arrière avec sa demoiselle, et lançait son faucon sur les pies et les corneilles.
Quand la litière du Gros pénétra dans la cour, Joceran s’y
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