22 novembre 1963
tout, il était libre et allait où il voulait. Domine, tu scis quia amo te.
Le lendemain, l’homme et l’enfant repartirent sur la route, de grand matin. Il faisait frais, les oiseaux gazouillaient et le ciel sur la vallée était blanc. Une épaisse vapeur blanche traînait sur le fleuve et montait peu à peu. Et les contours des monts à l’est devenaient éclatants.
L’aveugle, la main posée sur l’épaule d’Auberi, marchait de son pas rythmé, un peu lent, il devait mesurer ses longues enjambées sur les pas plus menus de l’enfant. Il avait la tête vide, et ne pensait à rien.
À quelque deux cents pas de la ville, un homme en bonnet rouge était couché dans l’herbe du talus, et un autre, fort gaillard loqueteux à l’œil bandé, agenouillé près de lui, était occupé à lui couper ses poches.
Auberi, très amusé et excité par cette scène, se mit aussitôt à battre des mains et à crier : « Hé, là ! hé là ! au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! » L’homme à l’œil bandé, voyant les deux pèlerins, et impressionné sans doute par la taille imposante du vieux, lâcha son couteau et se sauva en courant. Et l’homme au bonnet rouge, réveillé par les cris, sauta sur ses jambes, demandant : « Qui appelle au voleur ? »
Et comme il avait l’air tout prêt à offrir son aide, Auberi s’arrêta, et, plié en deux, la tête renversée en arrière, partit d’un si fol éclat de rire que le vieux se mit à rire aussi, sans comprendre pourquoi. Et l’homme au bonnet rouge, se croyant l’objet d’une bonne farce, s’avança vers l’enfant, le poing levé : « Je t’apprendrai à réveiller les gens pour rien, espèce de morveux !…» Auberi ne pouvait s’arrêter de rire. « Regarde ta poche, gros dindon, disait-il entre deux hoquets, ta-ta poche ! » L’autre, voyant sa poche entaillée, comprit de quoi il s’agissait, et se mit à rire aussi. « Ah ! çà, dit-il, j’étais bien arrangé sans vous, braves gens. Merci. Je vous revaudrai ça un jour. » Puis il se mit à tirer ses chausses usées qui pendaient sur ses jambes comme des sacs. Et les deux pèlerins se remirent en route.
Ils eurent à peine fait vingt pas que l’homme au bonnet rouge les rattrapait. Il mit sa main leste et forte sur l’épaule du vieux.
« Qui êtes-vous, bonnes gens ? demanda-t-il. Je vois que vous n’êtes pas du pays. Si je pouvais faire quelque chose pour vous – pour l’argent je n’en ai pas plus qu’il ne faut, mais si vous en aviez besoin, on partagerait.
— Eh ! l’imbécile, dit Auberi. Tu as déjà vu des gens qui n’ont pas besoin d’argent ? Va, partage, on verra toujours.
— Je parle à ton père, espèce de petit cochon d’Auvergnat », dit l’homme en tirant les mèches bouclées sur le front du garçon, il n’avait d’ailleurs pas du tout l’air fâché.
« Mon brave, dit Ansiau, nous sommes des pèlerins, nous ne vivons pas d’aumônes. Si tu as de l’argent en trop, je veux bien. Tu dois avoir bon cœur. Mais ne t’inquiète pas pour nous.
— Toi, le vieux, tu n’es pas auvergnat, au moins, dit l’homme. Tu m’as tout l’air d’un Bourguignon. Et, par saint Trophime, tu as été soldat… Moi, ajouta-t-il, je ne voudrais jamais être soldat. Vous êtes vieux, le capitaine en recrute de jeunes et puis il vous envoie mendier sur les routes ; et on se plaint encore qu’il y ait des brigands dans le pays. Par saint Macaire, un soldat a un estomac tout comme un autre homme, hein, vieux ?
— C’est un métier comme un autre, dit l’aveugle. Et sache, mon garçon, que je n’ai jamais servi pour la solde, mais par serment de vassal. Je suis fils de noble femme, et mon valet aussi est un garçon libre, et il faut nous parler autrement. »
L’homme au bonnet rouge sifflota un peu, démonté et surpris, et se mit à marcher en silence à côté du vieux.
Auberi l’observait, un peu narquois, et triomphant de son embarras. Cet homme en bonnet rouge et en veste grise était un garçon assez jeune, – il ne devait pas avoir vingt-cinq ans – et beau de figure, avec un petit nez aquilin, un fort menton arrondi, des joues bien colorées, des yeux bleus et vifs. Quelques mèches de cheveux couleur de paille s’échappaient de son bonnet. Ses lèvres semblaient sourire même quand il était sérieux. Les mains dans sa ceinture, il marchait sifflotant un air de chanson triste, et Auberi remarqua qu’il le
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