Aliénor d'Aquitaine : L'Amour, le pouvoir et la haine
nièce. Ils ne se sont pas vus depuis près de quinze ans.
Voilà plus de dix ans que Raymond de Poitiers gouverne la principauté. Très au fait des problèmes auxquels les royaumes francs de Terre sainte font face et des dangers qui les guettent, il attendait l’armée franque avec impatience. Très peu de temps après son arrivée, il soumet un plan ambitieux à Louis VII : s’emparer au plus vite de la cité d’Alep alors aux mains de Nûr al-Dîn, le propre fils du célèbre Zengi, celui-là même qui s’était rendu maître du comté d’Édesse et avait été assassiné quelques mois plus tard. Son fils lui a succédé, animé d’une haine encore plus virulente que celle de son père pour les chrétiens, qu’il compte bien chasser de Palestine. Pour les États chrétiens de Terre sainte et plus particulièrement pour Antioche, Alep représente le plus grand danger ; c’est là qu’il faut agir en premier. Raymond, sûr de lui, est persuadé qu’avec les croisés il n’aura aucune difficulté à prendre la cité. Mais le Prince aura beau déployer d’indéniables facultés d’analyse et de persuasion, Louis VII refusera le projet avec obstination : son vœu était de se recueillir à Jérusalem, c’est dans la Ville sainte qu’il se rendrait en premier. Le roi s’entêta d’autant plus qu’il avait l’impression que Raymond tentait de le manipuler pour asseoir son autorité sur la région. N’arrivant pas à convaincre Louis en privé, le Prince organisa une grande réunion pour tenter de rallier ses vassaux… mais là aussi il échoua.
Raymond utilisa alors sa dernière carte : Aliénor. Il eut de longs entretiens avec sa nièce et la persuada du bien-fondé de ses objectifs. Au cours d’une nouvelle rencontre avec les vassaux à laquelle cette fois la reine assistait, elle défendit le point de vue de son oncle avec toute la fougue dont elle était capable. Entre Louis VII et sa femme, le ton monta. Convaincue de la justesse de l’analyse de Raymond, Aliénor déclara que si le roi lui refusait son aide, elle resterait à Antioche avec ses propres vassaux. Louis la menaça d’user de son droit d’époux pour l’emmener de force, à quoi Aliénor répondit qu’il ferait bien de vérifier ces droits qui pourraient bien être nuls car ils étaient cousins à un degré de consanguinité prohibé par l’Église. L’intervention d’Aliénor bouleversa le roi. D’une part parce qu’il était un homme très pieux et qu’on agitait devant lui la possibilité qu’il pût vivre dans le péché depuis douze ans, et surtout parce que c’était sa propre femme qui le proclamait, montrant du même coup qu’elle pouvait envisager de se séparer de lui. Louis, dont la jalousie était aussi profonde que les sentiments qu’il éprouvait envers Aliénor, sentit dans les propos de la reine l’influence du « beau » Raymond ; on peut penser qu’il n’avait pas tout à fait tort. Jean de Salisbury relate l’incident avec beaucoup de retenue : « La familiarité du prince à l’égard de la reine, les conversations assidues et incessantes qu’ils eurent ensemble provoquèrent les soupçons du roi, lesquels se fortifièrent d’autant plus que, le roi s’apprêtant à quitter Antioche, le prince souhaita la retenir, si cela pouvait se faire en paix avec le roi. » Quelle que soit la réalité des intentions de chacun, un soupçon d’adultère pesait très sérieusement sur la reine. Le roi ne pouvait tolérer plus longtemps une telle situation. Ses conseillers le pressèrent de réagir et c’est Thierry Galeran, un ancien conseiller de son père, que Louis VII écoutait toujours avec attention, qui, selon Salisbury, « sut convaincre le roi de ne pas supporter plus longtemps que la reine demeurât à Antioche, en lui démontrant qu’un perpétuel opprobre menacerait le royaume des Francs si, entre autres infortunes, l’on pouvait proclamer que son roi avait été dépossédé de sa femme et abandonné ».
À peine dix jours après avoir débarqué dans le port de Saint-Siméon, Louis VII quittait précipitamment Antioche pour Jérusalem, emmenant Aliénor avec lui. La conclusion de l’épisode revient à Jean de Salisbury : « Dans le cœur des deux époux, la meurtrissure demeura profonde, même s’ils s’appliquèrent l’un et l’autre à la dissimuler. »
Quant à Raymond de Poitiers, l’avenir allait malheureusement donner raison à ses craintes.
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