Aliénor d'Aquitaine : L'Amour, le pouvoir et la haine
roi avait laissé dire. Durant l’expédition, ses barons et ceux d’Aliénor ne s’étaient pas vraiment entendus. Rien de grave, rien d’important, mais un mauvais climat : il y avait ceux du Nord, il y avait ceux du Sud. Et il avait bien senti que, même s’ils respectaient l’autorité royale, après dix ans d’union avec la reine, les barons poitevins et aquitains restaient avant tout attachés à leur duchesse.
Louis VII a certainement reconnu devant le pape que l’allusion à leur consanguinité lancée par Aliénor à Antioche l’avait surpris et considérablement troublé. Jean de Salisbury rapporte : « Bien qu’il fût animé d’un amour immodéré pour elle, il aurait accepté de la quitter si ses conseillers et ses barons l’avaient permis. » La foi du roi est profonde, il n’imagine pas vivre dans le péché aux yeux de l’Église. Cette idée le hante depuis Antioche. Comme le hante le soupçon d’adultère qui a pesé sur la reine. Ce n’était pas la première fois : on avait souvent murmuré que l’évident plaisir pris par Aliénor à fréquenter ces troubadours la couvrant de compliments et de déclarations était suspect, tout comme sa préférence ostensible pour quelques-uns de ses barons aquitains… Il y avait eu des rumeurs. Louis avait toujours passé outre. Il savait bien ce que sont les jalousies de cour. Mais à Antioche, le coup était plus dur, il s’agissait de l’oncle d’Aliénor, ce Raymond si beau, si chevaleresque, si séduisant… Louis a toujours tout pardonné ou presque à sa femme parce qu’il l’aime et qu’il a dû accepter depuis longtemps de ne jamais vraiment la comprendre. Leurs tempéraments sont trop différents, presque opposés. Seul le pouvoir pourrait les rapprocher, s’ils le concevaient de la même manière. Or Louis a bien vu pendant l’expédition qu’Aliénor restait avant tout duchesse d’Aquitaine et comtesse de Poitou, qu’elle préférait ses barons occitans aux autres et que l’intérêt de son Aquitaine et de son Poitou passait avant ceux du royaume et de la dynastie capétienne.
À cause de cela également, le roi est inquiet. Ils sont mariés depuis douze ans et Aliénor ne lui a donné qu’une fille, Marie, née en 1145. Il lui faut absolument un héritier. La couronne ne doit se transmettre que par les hommes. C’est ainsi que les descendants d’Hugues Capet ont pu conserver le trône. L’assise de la dynastie est encore fragile, il le sait. Avoir un héritier est une obsession pour lui, comme ce le fut pour son père, son grand-père et tous ses ancêtres.
Eugène III a en face de lui un homme terriblement troublé mais aussi un homme différent de celui rencontré deux ans et demi plus tôt. Il se souvenait d’un être frêle, gauche, qui avait tout du moine timide, qu’on imaginait plus volontiers récitant des Pater noster que portant une couronne et conduisant une armée. Certes Louis reste malingre, en quelques mois il n’a pas acquis une stature de bûcheron, mais quelque chose a changé dans son physique qui traduit un changement moral. On a comme l’impression qu’il se tient plus droit, qu’il occupe plus d’espace. « Il ressemble déjà plus à un roi », a peut-être pensé Eugène III. Le souverain a pris, comme nous dirions aujourd’hui, la mesure de sa fonction. Les épreuves traversées l’ont endurci.
Le pape, en homme d’Église habitué à peser les âmes, a dû s’en apercevoir. Il comprend l’état d’esprit du roi de France, tiraillé entre ses sentiments pour sa femme, entre la puissance qu’elle représente – le Poitou et l’Aquitaine restent sa « propriété » ; Louis VII ne les gouverne qu’au nom de sa femme, en cas de séparation ils sortiraient du domaine royal qui ne serait plus que le huitième de ce qu’il est alors – , l’affront subi et cette histoire de consanguinité qu’il supporte mal.
C’est maintenant au tour de la reine de se trouver seule face au pape qui l’écoute avec, si l’on en croit Salisbury, la même attention et la même compassion.
Tout comme son mari, Aliénor a changé depuis leur première rencontre. Physiquement, elle est toujours la même, toujours aussi belle. Le soleil de Palestine lui a seulement rendu son teint hâlé d’adolescente quelle avait perdu en vivant sous la grisaille de Paris. Il me faudrait, à ce point du récit, tenter de décrire cette femme. Je dis « tenter » de décrire Aliénor, car
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