Au bord de la rivière T4 - Constant

Dionne.
    — Bien non, fit son frère. Tu l’as manqué de peu. Il est reparti pour Dunham à matin. Il paraît que le cousin de Télesphore Dionne lui a dit qu’une couple de mois de plus à sa fromagerie lui feraient pas de tort pour apprendre le métier comme il faut. Et si je me fie à ce qu’il m’a raconté, le père d’Angélique lui a demandé de s’informer de tout le matériel qu’il faut pour ouvrir une fromagerie.
    — Blasphème ! Le bonhomme a l’air sérieux quand il parle d’en ouvrir une à Saint-Bernard ! s’exclama Xavier.
    — On le dirait, répliqua Donat. Remarque que j’aurais bien plus aimé que Hubert reste sur notre terre pour me donner un coup de main, mais on dirait que son idée est faite. Il veut être fromager.

    Au moment où le soleil se couchait dans un ciel rougeoyant annonciateur d’une belle journée chaude pour le lendemain, les Beauchemin virent passer le boghei de Paddy Connolly. Celui-ci longea les fermes de Joseph Gariépy, d’Antonius Côté et d’Éloi Provost avant d’arrêter sa voiture près de l’écurie de son neveu, Liam Connolly. Le petit homme âgé d’une cinquantaine d’années détela sa bête sans se presser et la fit entrer dans l’enclos avant de se diriger vers la maison où Camille venait de terminer la récitation de la prière du soir en compagnie de ses quatre enfants adoptifs. Pour sa part, son mari était demeuré sur la galerie à fumer sa pipe.
    Camille embrassa chacun des enfants et leur souhaita une bonne nuit avant de revenir prendre place dans sa chaise berçante sur la galerie avec une chemise à repriser au moment où son pensionnaire arrivait au pied des marches qui menaient à la galerie.
    — Je vous dis que ça va jaser en jériboire dans la paroisse, déclara Paddy, la mine toute réjouie.
    — Qu’est-ce qui se passe, mon oncle ? lui demanda Liam, curieux.
    — Ben, j’ai vu passer Xavier Beauchemin et sa femme…
    — J’espère que c’est pas ça qui va faire jaser, mon oncle, se moqua Camille, qui n’aimait pas particulièrement ce pensionnaire désagréable qu’elle supportait de plus en plus difficilement.
    — Pantoute, ma nièce, répliqua Paddy. Ce qui va faire jaser, c’est que la femme de ton frère portait un enfant dans ses bras… Je veux ben croire que je suis juste un vieux garçon et que je connais pas grand-chose au mariage, mais il me semble que ça prend plus que trois jours de voyage de noces pour avoir un petit, même de nos jours, ajouta-t-il, sarcastique.
    — Vous avez dû mal voir, laissa tomber Camille.
    — Dans ce cas-là, je suis pas tout seul à avoir mal vu, répliqua l’homme tiré à quatre épingles en affichant un air satisfait plutôt déplaisant. Télesphore Dionne était avec moi et il a vu la même chose.
    — Si c’est ce que je pense, intervint abruptement Liam, ce serait ben écœurant.
    Camille se borna à hausser les épaules et à reprendre son travail de couture après avoir jeté un regard sans aménité à son mari.
    À les voir l’un à côté de l’autre, il était évident que l’harmonie ne régnait pas entre ces deux êtres qui s’étaient épousés moins d’un an auparavant.
    La fille aînée de feu Baptiste Beauchemin avait épousé le veuf de trente-huit ans beaucoup plus par amour pour ses quatre enfants que pour lui. L’homme de taille moyenne solidement charpenté avait cependant belle apparence, mais il était parvenu à dissimuler en grande partie à sa future femme un caractère à la limite du supportable. Nerveux et violent, Liam Connolly était souvent la proie de colères incontrôlées. De plus, il faisait montre d’un manque de sensibilité et de générosité qui rebutait sa jeune femme.
    Camille était loin d’être stupide et n’était pas sans savoir que la plus grande source de mésentente entre elle et son conjoint venait de son manque d’enthousiasme au lit. Après neuf mois de vie commune, elle n’était pas encore parvenue à lui pardonner de l’avoir violée sans ménagement le soir de leur mariage. Depuis, elle avait en horreur l’accomplissement de son devoir d’épouse et ne pouvait s’empêcher de faire preuve d’une passivité propre à susciter la rancune chez Liam. En fait, elle préférait protéger les enfants de la violence de leur père, les nourrir et les habiller convenablement plutôt que de satisfaire ce dernier… que cela lui plaise ou non.
    Le pire était sans doute la façon dont il