Au pied de l'oubli
Julianna au salon.
— Je suis content de voir que tu remontes la pente, Julianna, dit-il après
avoir pris place dans un des fauteuils. Tu étais si dévastée aux funérailles de
Zoel.
— Ça été un dur moment… Mon fils était en santé, jeune, plein de rêves. Sans
prévenir, un coup de sabot et c’est fini. C’est pas facile à accepter…
— « La mort viendra comme un voleur… » C’est vrai et c’est si cruel en même
temps.
— Ah, monsieur le curé, vous nous avez toujours été si précieux… Merci pour
Hélène.
Julianna hésita.
— Georges n’a pas été tendre avec elle hier soir.
— Je ne connais pas un père qui sauterait de joie, il faut l’admettre, dit le
curé.
— Vous croyez que c’est une erreur, ce mariage ?
— Je ne sais pas, Julianna, je ne sais pas… Qui sommes-nous pour juger de la
valeur d’un homme sur ses origines ? Ce Simon a le cœur à la bonne place, mieux
que bien des jeunes gens de par ici.
— L’avenir d’Hélène m’inquiète beaucoup...
— J’en reviens pas, Mélanie, notre avenir est assuré astheure !
La lettre entre les mains, Pierre jubilait. Acceptant l’offre d’Hélène de
s’occuper du souper, Mélanie s’était retirée dans sa chambre pour s’allonger un
peu. Elle manquait terriblement de sommeil. À Normandin, elle n’avait pas fermé
l’œil de la nuit, attendant avec anxiété le coup de téléphone deJean-Marie lui annonçant la naissance de Daniel. Elle venait à peine de
s’assoupir quand Pierre avait fait irruption dans la pièce, tout énervé.
— T’es certain que t’as bien lu ? demanda Mélanie, n’osant se réjouir trop à
l’avance.
— Avant de mourir, Miss Harrington a pensé à tout. Elle a réussi à vendre ses
tableaux aux agates à une galerie américaine. Elle nous donne tout cet argent, à
nous, à cause de Timmy. Elle dit d’en faire ce qu’on veut.
— C’est quand même pas une fortune ! le ramena sur terre Mélanie.
— Pour nous, cela représente un moyen bon coup de pouce.
— C’est pas croyable... dit Mélanie.
— Ça pouvait pas tomber mieux. Jean-Baptiste a pas de contrat avant le
printemps… D’ici là, j’vas pouvoir être plus sécure.
— On va pouvoir avoir notre maison ?
— Oui, Mélanie, oui !
Pierre jeta la lettre dans les airs. Enlaçant sa femme, il la fit virevolter
entre ses bras. En riant, Mélanie s’exclama :
— Pierre, lâche-moi !
Au lieu de l’écouter, Pierre se mit à l’embrasser. Entre chaque petit baiser,
il lui promit mer et monde.
— T’auras une maison, des meubles, des vêtements, tout, tout ce que tu
veux !
— J’ai honte de l’avouer, confia Julianna, mais ce n’est pas ce que j’aurais
voulu pour Hélène. Un Indien à la langue coupée…
— Dans ma paroisse à Arvida, il y a un abbé, l’abbé Borovitch.
Il a la langue coupée lui aussi. Il vient de Pologne. On l’aurait torturé.
— Quelle horreur !
— Il y a des pays où l’on a peine à imaginer la réalité.
— Cet abbé se débrouille comment ? le questionna Julianna.
— Il réussit à parler, mais je pense que personne ne comprend ce qu’il raconte.
Pourtant, nos paroissiens n’ont pas l’air de se plaindre. Alors, ne t’en fais
pas trop pour Hélène.
— C’est vrai que Chapeau n’est pas sourd comme Léo. J’ai tendance à les mettre
dans le même panier.
— Léo, comment va-t-il ?
— Ah, mais il s’est fiancé à Noël !
— Léo ? Non ! s’étonna le curé.
— Oui, avec une des filles de monsieur Allard de Jonquière. Le mariage est
prévu pour cet été.
— Eh bien...
— Ce n’est pas tout. Brigitte est sourde et muette comme lui. Elle n’a pas eu
la chance de recevoir de l’éducation. D’avoir été à l’école des sourds de
Montréal fait toute une différence. Cela aussi, on vous le doit, monsieur le
curé.
— Je le revois, petit garçon à Saint-Ambroise. Il nous regardait avec ses beaux
yeux intelligents. J’ai l’impression que c’était hier.
— Sa fiancée ne connaît rien ! Pas de langage des signes, elle sait encore
moins lire et écrire ! C’est d’une tristesse. Léo lui donne des leçons.
— Léo qui se marie… Excuse ma curiosité, Julianna, mais… s’ils ont des
enfants ?
— La famille de Brigitte et nous, on avait plein de questions
aussi. La communauté des sourds nous
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