Au pied de l'oubli
chahutaient dehors discordait avec sa rancœur. Malgré la chaleur, il ferma le
châssis et se détourna de ces couleurs trop vives qui lui irritaient les yeux.
Il retourna vers le lit et en souleva doucement le matelas. Plongeant la main,
il en ressortit un épais cahier noir.
Ce cahier, personne n’en connaissait l’existence. Il l’avait acheté au mois
d’avril dernier, sur un coup de tête, le lendemain de son anniversaire de
naissance. Pourquoi avait-il ressenti ce besoin urgent de le posséder ? Il ne
prenait un crayon qu’à l’occasion, pour dessiner des plans, aligner quelques
chiffres ou faire une grille de mots mystères. Le vrai mystère des mots, c’était
le rayon de Julianna, qui écrivaitdes chroniques dans le journal
de Chicoutimi. Lui, un simple employé dans une fromagerie, s’acheter un cahier
et, en cachette, en remplir les pages de l’histoire de sa vie, de sa naissance
en 1900 à aujourd’hui, l’année de ses soixante ans, quelle puérilité ! Pourquoi
ce besoin de se rappeler, de mettre des dates, des noms, pourquoi cet exercice
de souvenance ? À l’aube de la vieillesse, comment expliquer cette urgence de
réveiller sa mémoire ? Était-ce un moyen d’éloigner la mort ? Les années avaient
passé si vite, combien pouvait-il en espérer encore, dix, vingt ? Soixante ans,
on ne pouvait vraiment plus le qualifier de jeune homme ! Ce cahier, était-ce de
l’orgueil ? Laisser une preuve tangible de son passage ? Il n’avait pas
grand-chose d’extraordinaire à raconter dans ces pages. Rédiger une
autobiographie, c’était ridicule... D’où venait ce besoin de coucher noir sur
blanc ses pensées les plus intimes ? Ses cheveux grisonnants lui fauchaient
peut-être sa force de caractère... S’il avait eu quelqu’un, un ami à qui confier
son désarroi, ses déceptions, sa peine... Confier qu’aujourd’hui, en cette date
d’anniversaire de mariage, leur trente-cinquième, ni lui ni sa femme n’avaient
souligné l’occasion.
Il s’était dépêché de fermer la fromagerie. Jamais il n’avait fait le ménage si
rapidement. Il avait pressé le pas jusqu’à chez lui. L’appartement était vide.
Étonné, il avait fait le tour des pièces, cherchant son épouse, avant de
l’apercevoir par la fenêtre en train de travailler dans le jardinet qu’elle
cultivait dans la cour arrière. Il avait été la rejoindre. Il avait voulu la
taquiner.
— T’as vraiment pas le pouce vert, lui avait-il dit devant l’état de désolation
du potager.
Julianna s’était assise sur ses talons et avait retiré ses gants de jardinage.
Elle n’endurait pas la terre sous ses ongles.
Avec un sourire malicieux, François-Xavier avait détaillé son
épouse. Elle avait beau se déguiser en fermière, Julianna ne pouvait cacher sous
le tablier et la robe de coton la princesse qu’elle était.
— Tu rentres tôt, s’était étonnée sa femme.
— On a été chanceux, pas de client de dernière minute, c’est rare. Qu’est-ce
qu’on mange ? J’ai faim.
Il n’avait pas compris l’erreur qu’il venait de commettre.
Julianna l’avait toisé en silence avant de lui déclarer :
— Je vais aller me changer.
Il l’avait suivie à l’intérieur, admirant le cou gracile que les cheveux noués
dévoilaient. C’était samedi et en plus leur anniversaire de mariage.
François-Xavier avait frissonné de plaisir en anticipant que la soirée se
terminerait certainement au lit à faire l’amour. Tandis que son épouse
s’éclipsait dans la chambre pour enlever ses vêtements sales, à son habitude il
s’installa dans sa chaise berçante, alluma une cigarette et entreprit de lire le
journal. Ce petit moment de relaxation était vital pour lui. Il n’avait toujours
pas saisi dans quel pétrin il se mettait. Quand Julianna était réapparue,
coiffée, maquillée, une jolie robe bleu ciel sur le dos, il aurait dû réaliser
sa bêtise. Au lieu de lever les yeux, de complimenter sa femme et de l’inviter à
sortir, absorbé par sa lecture, il avait redemandé :
— Alors qu’est-ce qu’il y a pour souper ?
Il avait hâte d’être rendu au dessert et de lui remettre son cadeau. Il lui
avait acheté un beau porte-clés. Même si Julianna ne conduisait pas, comme elle
égarait souvent la clé de leur appartement, l’idée d’offrir ce présent lui était
apparue
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