Au pied de l'oubli
Saint-Ambroise.
— Vingt-trois ans déjà... murmura Julianna d’un ton triste. Quel grand
malheur !
— J’ai payé une messe aussi, pour la mère d’Hélène.
— Chère Henriette, lui sourit Julianna, vous êtes si
attentionnée. Georges est bien chanceux de vous avoir.
Sa belle-sœur rougit de plaisir sous le compliment.
De nouveau, Julianna lut l’heure sur l’horloge du salon. Que faisait Georges ?
Déjà, la perspective de cette rencontre n’était guère réjouissante. Cette
attente rendait le tout encore plus pénible ! Elle avait hâte que cette soirée
soit derrière elle.
— J’ai ben l’impression que les grands froids s’en viennent, prédit Henriette
après un court silence. C’est rare, les jours de l’An pas trop frets.
— On s’en sauvera pas certain, dit Julianna.
Georges manœuvra sa voiture et tourna dans son entrée de maison. Il était si
fier d’avoir parlé devant son groupe. Les applaudissements des membres
résonnaient dans sa tête. Le cœur léger comme jamais auparavant, il pénétra chez
lui en sifflotant. À la vue d’Hélène et de Julianna, il resta saisi.
— Que c’est que vous faites là ? Pas une mauvaise nouvelle ?
— C’est exactement ce que j’ai pensé ! s’exclama Henriette en rangea le manteau
d’hiver de son mari dans la penderie.
— Rassure-toi, Georges, dit Julianna, il fallait juste qu’on… qu’on te parle
d’un… d’un projet.
— Je vous apporte un café, Georges ? offrit Henriette.
— Non, j’en ai assez bu à soir à la réunion… à la réunion de cartes, se
reprit-il en réalisant qu’il avait presque dévoilé, par accident, son petit
secret.
« Au moins, Georges paraît de bien belle humeur », pensa Julianna. Peut-être
accueillerait-il la nouvelle avec plus de calme qu’elle ne l’avait craint.
— Viens t’asseoir avec nous, Georges, lui demanda Julianna.
— Ça pouvait pas attendre, il se fait pas mal tard,bougonna-t-il en se laissant tomber dans son fauteuil.
— Pas vraiment… rétorqua Julianna.
Elle prit une grande inspiration.
— Hélène ne retourne pas à Québec avec la famille d’Henry.
Son frère ne réagit pas. L’air ailleurs, il attrapa machinalement une poignée
de bonbons.
— Pis pourquoi ?
Julianna lança un coup d’œil à sa nièce.
— Le reste, c’est à elle de te le dire.
Hélène repoussa une mèche derrière son oreille.
— Parce que je veux me marier, papa.
Georges hésita, ne sachant comment se comporter. Décidé à être un meilleur
père, il se leva et, prenant Hélène par les mains, la tira vers lui.
Avec maladresse, il l’embrassa sur chaque joue.
— Je suis ben content pour toi... ma fille. Tu vas voir, j’vas t’offrir un beau
mariage.
Julianna et Hélène furent abasourdies par cette réaction. Henriette se raidit.
Pas question de le laisser dilapider l’argent de leurs vieux jours.
— Il faudra être raisonnables pareil, dit-elle avec un sourire forcé.
Du revers de la main, Georges repoussa cet avertissement.
— Ma fille unique va se marier. Bateau de bateau, il sera pas dit que Georges
Gagné saura pas faire de belles noces !
Hélène reprit espoir. Ce père qu’elle connaissait à peine était peut-être
aimant, après tout !
— Comme ça, vous allez vouloir me mener à l’autel ?
— Ben tiens ! Tu pensais quoi ?
— Pas question de grand banquet, décréta Henriette. Je ferai mon rosbif pour
les invités.
— Bateau, Henriette, j’ai dit des belles noces ! la rabroua
Georges.
Il retourna son attention vers sa fille.
— Je savais même pas qu’il y avait un gars qui te tournait autour… C’est qui,
l’heureux élu ?
Pour toute réponse, Hélène baissa les yeux. Georges remarqua l’air contrit de
sa sœur Julianna.
— C’est quoi, le problème ?
— Tu serais mieux de te rasseoir, le prévint Julianna.
— Ça commence à faire, éclata Georges. Tu te maries ou tu te maries pas ?
Hélène reprit son aplomb. Avec fermeté, elle répondit :
— J’me marie.
— Bon, pis avec qui ?
— Avec… avec Simon Siméon !
— Simon Siméon… Bon, pis ce garçon, y est où ? Comment ça se fait qu’y est pas
venu demander ta main lui-même ?
Hélène reperdit de son assurance.
— Ben…
Avec lassitude, Julianna pressa sa nièce de tout avouer.
— Arrête de tourner autour du pot, Hélène. Il va bien
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