Bataillon de marche
taule maintenant.
– Ce que je dis est juste ! insista le géant. Tu te rappelles le jour où on a choisi Adolf comme Führer, et je ne savais pas comment on votait !
Les anciens de la compagnie se mirent à rire en pensant au fameux jour où il avait fallu voter. Il s’agissait du grand référendum « libre » de 1930 qui devait montrer l’unanimité du peuple allemand. Tout le monde devait voter, y compris les soldats et les prisonniers des camps de concentration. Chez nous, qui étions à ce moment-là au régiment de chars d’Eisenach, ça commença par un placardage sur les murs de belles affiches bariolées des différents partis. Dans les chambrées, on fit des discours politiques pour nous donner une idée de ce dont il s’agissait. On alla jusqu’à organiser des discussions « libres » pendant les heures de service.
Les orages montaient au cours de ces discussions. Notre section comptait quatre communistes et sept sociaux-démocrates ; tous les autres ne comprenaient pas grand-chose à la politique, mais au bout d’un certain temps, la plupart d’entre nous furent persuadés qu’il valait mieux voter contre Hitler, même si on ne comprenait pas bien pourquoi.
Vint le jour du vote. Des orchestres jouaient, scandés de roulements de tambour, dans les rues d’Eisenach. Des drapeaux partout, mais malgré le « libre vote » on ne voyait que des drapeaux à croix gammée. A 15 heures, tout le monde devait être à la caserne pour voter, chaque escouade dans sa chambrée. Nous en avions presque la fièvre. Petit-Frère déclarait hautement ne vouloir voter que pour le parti qui le renverrait dans ses pénates ; Porta et lui faisaient déjà leurs paquetages pour les rendre au dépôt ; c’était une question d’heures.
La porte s’ouvrit. Le lieutenant Pötz, surnomme « La Sœur », entra. D’une main, il tenait un paquet de bulletins de vote.
– Garde à vous ! cria le chef de chambrée qui aboya son rapport au lieutenant.
Celui-ci porta trois doigts à sa casquette après audition du rapport. Puis il fureta dans la chambrée pour voir si tout était réglementaire. Sous la semelle de Porta restait un peu de terre qui lui coûta sa permission du dimanche ; quant à Petit-Frère, dont le doigt était maculé de graisse de fusil, il fut gratifié d’un tour de garde supplémentaire. La discipline était sauve.
« La Sœur » commanda : « Repos ! » Solennellement, il étala les bulletins sur la table, tira sur sa tunique et laissa errer un regard investigateur. Ce qu’il vit le tranquillisa : nous étions ce que nous paraissions être, un troupeau d’individus disciplinés jusqu’à la mort. Il graillonna, et tira encore sur sa tunique qui s’ornait, en l’honneur du grand jour, d’un poignard de parade. Il sourit comme une première communiante.
– Camarades ! cria-t-il. Aujourd’hui, la grande Allemagne doit voter. Vous vivez un beau jour. Un beau jour où il se passe quelque chose de capital.
Il s’arrêta soudain, s’étant aperçu que Petit-Frère n’écoutait pas.
– Soldat Creutzer, que regardez-vous ?
– Les mouches, mon lieutenant.
– Quelles mouches ?
– Les deux qui font l’amour, là sur la lampe, mon lieutenant. Et Petit-Frère montrait du doigt deux mouches sur le point de s’unir.
– Idiot ! gronda le lieutenant. Répétez ce que je viens de dire. Petit-Frère se mit au garde-à-vous et abandonna les mouches :
– Mon lieutenant a dit que c’était un grand jour.
– Oui, et pourquoi est-ce un grand jour ?
Le géant eut un air stupéfait ; on pouvait presque entendre son cerveau travailler.
– Eh bien ? reprit la voix dure.
Petit-Frère eut une inspiration :
# – C’est un grand jour parce que nous avons quartier libre et qu’il fait jour longtemps.
– Crétin ! hurla le lieutenant qui administra deux paires de gifles à notre camarade.
Lorsque le calme fut revenu, la Sœur reprit son discours :
– Camarades, je vous ordonne de ressentir au plus profond de vous-mêmes l’émotion de ce grand jour. S’il en était un parmi vous qui ne le sentît pas, je lui administrerais une telle raclée que son derrière en rôtirait au point de pouvoir y cuire des œufs. J’espère que vous m’avez compris, abrutis ! – Il réajusta le poignard de parade. – Notre Führer béni de Dieu, Adolf Hitler, a permis que les fumiers que vous êtes puissent voter pour lui, et j’imagine difficilement
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