Belle Catherine
haut toit pointu de la tour. Tandis qu'il s'en allait aux ordres, courant sans doute de toute la vitesse de ses jambes, la petite troupe franchit la barbacane et s'avança sur le pont dormant, coupé net au-dessus des eaux de l'étang qui emplissaient les douves verdies de roseaux et de cresson.
Devant eux, plaqué contre les hauts murs noircis, le pont-levis relevé montrait son formidable tissu d'énormes madriers en cœur de chêne et de gigantesques ferrures. Les murailles s'élevaient, vertigineuses, au-dessus de leur tête, à peine crevées de place en place par de minces meurtrières, si hautes que les rugosités des pierres disparaissaient pour se perdre dans l'ombre des hourds en surplomb. Sous les mâchicoulis, de longues dégoulinures épaisses et noires, presque vernies, parlaient d'anciens assauts et de vigoureuses défenses. Champtocé était semblable à ces vieux guerriers raidis dans leur carapace de fer que rien ne peut abattre ni courber et qui savent mourir debout, soutenus par leur orgueil et le sentiment de leur invulnérabilité.
Sur la tour de guette, une trompe sonna longuement. Le soleil disparu, le ciel verdissait rayé par le vol croassant des corbeaux. Avec une solennelle lenteur et un grondement apocalyptique, le grand pont- levis s'abaissa...
L'incroyable somptuosité de la grande salle de Champtocé impressionna Catherine, cependant habituée aux splendeurs de Bruges et de Dijon, aux accumulations de richesses et d'élégance du palais de Bourges ou du château de Mehun-sur-Yèvre, où le roi Charles aimait à tenir sa cour. Sur des dressoirs et des crédences s'étalait une fortune de plats massifs, constellés de gemmes, de coupes scintillantes, de statuettes aux émaux précieux et, posé sur une table, entre deux tabourets couverts de velours bleu, un merveilleux échiquier de cristal vert et d'or attendait les joueurs. Quant au banc seigneurial, il était tout drapé d'or frisé et brillait autant qu'une chape d'évêque sous la lumière d'une forêt de longues chandelles de cire rouge.
En y pénétrant, Catherine pensa que cette pièce fulgurante, bleu, rouge et or, était un peu trop ostentatoire. Elle lui rappelait les costumes délirants du gros Georges de La Trémoille qui ne se croyait habillé que s'il ruisselait d'or. Aussi, ses yeux, d'abord aveuglés, eurent-ils quelque peine à distinguer, dans cet amas de splendeur, deux silhouettes infiniment plus simples : celle d'un vieux seigneur tout en noir, celle d'une jeune femme vêtue de gris clair. Mais, déjà, le premier des deux personnages quittait son fauteuil et s'avançait vers elle.
— La bienvenue à vous dans notre maison, noble dame ! Je suis Jean de Craon et je commande ici, en l'absence de mon petit-fils, Gilles de Rais. Voici plusieurs jours déjà qu'un émissaire nous a fait part de votre arrivée. Nous étions en peine de vous.
— Le voyage a été pénible et j'ai perdu beaucoup de temps. Mais je vous rends grâce, Messire, pour votre sollicitude.
Tout en parlant, son regard s'attardait sur la jeune femme vers laquelle, maintenant, le sire de Craon se tournait.
— Voici ma petite-fille qui, comme vous, se prénomme Catherine. Elle est de la noble maison de Thouars et l'épouse de Gilles.
Les deux jeunes femmes échangèrent une cérémonieuse révérence, s'observant mutuellement, se détaillant sous leurs paupières modestement baissées. La dame de Rais pouvait avoir vingt-six ou vingt-sept ans et elle eût été jolie si une perpétuelle inquiétude n'eût donné à ses doux yeux bruns l'expression que l'on voit aux biches traquées lorsque la meute les accule en quelque impasse. Elle était grande et souple mais presque maigre et son visage offrait les couleurs pâlies d'un pastel ancien dont les teintes s'estompent. Sa tête, petite et casquée de nattes roulées sur les oreilles, d'un blond léger, était portée par un cou long et souple dont les mouvements avaient beaucoup de grâce. L'allure aristocratique en plus, elle rappelait vaguement à Catherine sa sœur Loyse, la bénédictine du couvent de Tart, en Bourgogne. Mais Loyse n'avait jamais eu cette expression résignée, cette douceur triste et que l'on devinait craintive. Devant elle, Catherine se sentait étrangement forte et vigoureuse bien que l'autre Catherine fût plus grande qu'elle, et une envie de défendre cette mélancolique jeune femme la prenait.
La voix douce de la jeune châtelaine la tira de son examen silencieux.
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