Berlin 36
Jesse Owens commença par appuyer cette décision, mais, jugeant injuste de pénaliser quatre cents sélectionnés américains, finit par se raviser : « En boycottant les Jeux, l’administration américaine ne sanctionne pas Moscou, elle sanctionne d’abord ses propres sportifs 1 . »
Le 21 mars 1980, comme son état empirait, Jesse fut transporté par hélicoptère jusqu’à l’hôpital de Tucson. Le 29, un admirateur demanda à le voir. L’infirmière consulta Ruth, puis, ayant obtenu son accord, autorisa le visiteur à pénétrer dans la chambre du malade pour lui remettre un bouquet. Le jeune homme s’assit au chevet de Jesse Owens.
— Vous êtes un homme merveilleux ! lui dit-il d’une voix étranglée par l’émotion.
Jesse entrouvrit les yeux et sourit.
— Merci, champ !
Ce furent là ses dernières paroles.
1 - Finalement, cinquante Etats, dont les Etats-Unis, la Chine, l’Allemagne fédérale et le Japon, boycottèrent les Jeux de Moscou 1980. La France y participa au nom de la « neutralité du sport ».
Epilogue
Chicago, 30 juin 1980.
Mon cher Oskar,
Je t’envoie cette lettre avec une amie journaliste en poste à Berlin-Ouest. J’aurais voulu t’écrire plus tôt. Mais, à cause de la guerre et de l’éloignement – je ne suis plus revenue à Berlin : ma mère m’a rejointe en Amérique où elle est décédée –, j’avais complètement perdu ta trace : les lettres que j’envoyais chez toi me revenaient avec la mention « Inconnu à cette adresse ». Et puis, il y a eu ce reportage sur CBS concernant les rescapés des camps nazis, où tu apparaissais pour raconter ton expérience et les atrocités qu’on t’a fait subir. J’ai pleuré en t’écoutant, et je me suis empressée de contacter la chaîne pour obtenir les coordonnées du réalisateur et, à travers lui, les tiennes. Quel soulagement de te savoir sain et sauf – encore que ce terme ne soit pas tout à fait exact car tu as certainement dû garder de profondes blessures physiques et morales ! Tu sais, Oskar, j’ai moi-même été blessée lors du débarquement de Normandie – j’étais correspondante de guerre pour le magazine Liberty. Mais je m’en suis sortie et j’ai finalement épousé un GI rencontré sur le front, un homme attentionné qui m’aime et que j’aime.
J’ai arrêté le journalisme – ma santé s’est dégradée : la vieillesse a ceci de terrible qu’elle nous révèle notre impuissance à ralentir les méfaits du temps –, mais j’ai gardé cette soif de tout apprendre. Par curiosité, j’ai suivi la trajectoire de la plupart de ceux qui, à notre époque, aux Jeux de Berlin, faisaient l’actualité. Le destin est si imprévisible ! A quatre-vingt-deux ans, Leni Riefenstahl n’a rien perdu de son énergie. Son film Olympia , sur les Jeux de Berlin, reste un modèle du genre. Après la guerre, elle a été jugée à plusieurs reprises par différents tribunaux pour complicité avec le régime nazi, et a fini par fuir l’Europe pour le Soudan où elle est devenue photographe. Je l’ai vue récemment à la télévision, en combinaison de plongée, en train de filmer les récifs de corail de la mer Rouge ! Après les Jeux, le décathlonien Glenn Morris a interprété le rôle de Tarzan dans le film Tarzan’s Revenge . L’actrice qui a campé le rôle de Jane n’était autre que Eleanor Holm, tu sais, cette superbe nageuse exclue pour indiscipline qui s’était reconvertie dans le journalisme. Les voir ensemble à l’écran m’a beaucoup amusée. Pendant la guerre, Glenn-Tarzan a servi dans la Navy et a sombré dans une grave dépression ; il est décédé à l’âge de soixante-deux ans. Helen Stephens, celle qu’on surnommait Fulton Flash , a créé une équipe de basket et travaille comme bibliothécaire à Saint Louis où elle milite pour la liberté sexuelle. Le grand boxeur Joe Louis est mort ruiné. J’ai lu quelque part que son ancien rival, Max Schmeling, avait payé les frais de l’enterrement… Noble geste qui n’est pas sans rappeler celui de Luz Long !
Quant à Avery Brundage, il est décédé il y a une dizaine d’années, au terme d’une longue carrière à la tête du CIO. A sa mort, on a découvert qu’il avait une douzaine de maîtresses (sa dernière compagne, une princesse allemande nommée Marianne Reuss, avait cinquante ans de moins que lui !) et deux enfants illégitimes. Il était à la tête d’une fortune
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