Berlin 36
averti de la mort de son fils. En septembre 1944, Werner avait été jugé en même temps que soixante-cinq autres membres de l’Uhrig Group et condamné à mort. Le 24 octobre, il avait été décapité dans la prison de Brandenburg 1 .
— Je l’ai croisé une seule fois, nous avons discuté un peu.
— Comment était-il ?
— Très affaibli, mais courageux. J’ai dû lui inspirer confiance puisqu’il m’a remis un message à votre intention.
Les yeux du père s’illuminèrent.
— Un message ?
— Le voici, fit Oskar en lui tendant le papier que Werner lui avait confié.
Le père s’assit, chaussa ses lunettes et se mit à lire la dernière lettre que son fils lui avait adressée :
Mon cher papa,
Le moment de te dire adieu est venu. Pendant mon internement, j’ai subi toutes sortes de tortures. Maladies, souffrances physiques et psychologiques, rien ne m’a été épargné. Cette épreuve m’a appris à mieux apprécier les moments merveilleux passés à tes côtés. J’aurais bien voulu les revivre, mais le destin en a décidé autrement. Je sais néanmoins que j’occuperai toujours une place dans ton coeur, et cette certitude me remplit de fierté et m’empêche de faiblir avant d’affronter la mort.
Mon cher papa,
Je suis désolé de n’avoir pas su t’épargner les douleurs que je te cause. Ce qui me console, c’est que je t’ai procuré un peu de plaisir avec mes succès sportifs. Ménage ta santé, papa. Je sais que tu ne m’oublieras pas.
M. Seelenbinder replia le papier et essuya une larme du revers de la main. Cette lettre d’outre-tombe avait, l’espace d’un court instant, ressuscité Werner. Il se leva, s’approcha d’une photo de son fils qu’il contempla longuement en silence, puis alluma la radio. Aux dernières nouvelles, les Alliés avançaient sur tous les fronts.
— Il n’est pas mort pour rien, n’est-ce pas ? demanda-t-il d’une voix brisée.
1 - Les cendres de Werner Seelenbinder reposent aujourd’hui dans son ancien club, le Berolina 03 Sports Club à Berlin, qui a donné à son stade le nom du champion.
10
Où l’on voit Jesse Owens réprimander
deux rebelles à Mexico
Jesse Owens se contempla dans la glace et eut une grimace d’amertume. A cinquante-cinq ans, il paraissait bien plus vieux que son âge. Il avait le visage bouffi, le front ridé, les yeux cerclés de bistre, le crâne presque entièrement dégarni. Où était l’athlète qui avait pulvérisé plusieurs records du monde ? Il ferma les paupières. Beaucoup d’eau avait coulé sous les ponts. La cigarette et les tracas avaient miné sa santé. Après la faillite de son entreprise de pressing, la Jesse Owens Dry Cleaning, due à la mauvaise gestion de son associé, après les courses ridicules contre les chevaux, il s’était retrouvé au tribunal pour fraude fiscale : pendant des années, il n’avait pas déclaré ses revenus, moins par mauvaise foi que par négligence. Pour subvenir aux besoins de sa famille, il avait tout essayé : les voyages à l’étranger comme ambassadeur itinérant de l’administration Eisenhower, les publicités, les causeries… Il avait même joué dans un film aux côtés de Shirley Temple et participé à des tournées de démonstration en compagnie de la célèbre équipe de basket des Harlem Globe Trotters ou de l’équipe de base-ball des Indianapolis Clowns. Grâce à la compagnie Ford qui l’avait embauché comme chargé des relations publiques, lui offrant même chaque année le dernier de ses modèles, puis grâce à la Jesse Owens & Associates, la boîte de consulting qu’il avait créée avec son gendre, et à son action au service des jeunes dans le cadre de l’Illinois Youth Commission ou au sein de l’ARCO Jesse Owens Games qui organisait chaque année, à Los Angeles, des tournois destinés aux athlètes de dix à quinze ans, il avait réussi à remonter la pente, sans être cependant tout à fait satisfait de son sort… Là, à Mexico, à l’occasion des jeux Olympiques de 1968, il était à la fois l’invité d’honneur des autorités mexicaines, consultant du Comité olympique américain et commentateur sportif de la Mutual Broadcasting Company. N’était-ce pas assez pour lui remonter le moral ? Il se rafraîchit le visage, revêtit son plus beau costume et gagna le hall de l’hôtel où l’attendait la voiture qui devait l’accompagner au stade.
Mexico était une ville en
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