Berlin 36
commencé…
— Il l’a exclue à cause de la dispute d’hier soir ?
— Et de tout le reste. Un médecin l’a examinée. D’après lui, elle est alcoolique et dépressive.
— Mais c’est scandaleux ! protesta Jesse. Il faut faire quelque chose. Nous sommes quand même des êtres humains, avec nos travers, nos faiblesses, nous ne sommes pas des dieux infaillibles !
— Une pétition circule pour réclamer la levée des sanctions contre Eleanor. Deux cent vingt athlètes l’ont déjà signée.
— Où est-elle ? Je veux que mon nom y figure aussi !
Dave eut un geste d’impuissance.
— Pas la peine, Jesse, les dés sont jetés !
Dès l’arrivée du SS Manhattan à Hambourg, au soir du 24 juillet, le président Avery Brundage donna une conférence de presse. Soucieuse de bien couvrir les Jeux, Claire Lagarde s’assit au premier rang et décapuchonna son stylo. D’emblée, le président de l’AAU lui déplut. Son physique était certes ordinaire – il avait le front largement dégarni, les lèvres minces, le menton carré et un nez proéminent chaussé de lunettes rondes –, mais ses petits yeux inquisiteurs exprimaient la fausseté et lui rappelaient singulièrement la duplicité de Richard, son ex-mari.
— J’ai appris que des journaux ont raconté des sornettes à propos du comportement de l’équipe des Etats-Unis pendant la traversée, commença le président de l’AAU. Il est honteux de s’en prendre à notre sélection de la sorte. Pour nous, la discipline est primordiale. Nous représentons une grande nation et nous sommes là pour lui faire honneur !
— Et l’histoire d’Eleanor Holm ? demanda Paul Gallico en remontant de l’index ses lunettes sur son nez.
— C’est un cas isolé qui ne se reproduira plus.
— Exclure Eleanor Holm, c’est pourtant perdre une médaille d’or !
— L’ordre est à ce prix, répliqua Brundage d’un ton bourru.
— Retournera-t-elle immédiatement aux Etats-Unis ? l’interrogea Claire.
— Nous avons invalidé son ticket de train Hambourg-Berlin et lui avons demandé de rentrer chez elle sans délai…
William Shirer leva sa pipe pour réclamer la parole.
— Nous croyons savoir qu’elle a été embauchée par l’Associated Press pour couvrir les Jeux, déclara-t-il, un sourire narquois aux lèvres. Elle sera donc à Berlin comme correspondante de presse.
Des murmures coururent dans l’assistance. Avery Brundage ignorait cette information. Il desserra l’étreinte de sa cravate. Cette petite peste osait donc le défier ! Que répondre à Shirer ? Il choisit l’ironie :
— Sait-elle seulement écrire ?
Le soir même, Lawson Robertson frappa à la porte de Jesse Owens qui, allongé sur sa couchette, essayait de faire le vide dans sa tête pour se détendre. Jesse n’appréciait pas beaucoup ce personnage qui avait remporté trois médailles aux jeux Olympiques de Saint Louis et d’Athènes, et qui, depuis les Jeux d’Amsterdam, avait été nommé head coach de l’équipe américaine d’athlétisme. Son obséquiosité à l’égard d’Avery Brundage et son aigreur, sans doute aggravée par un accident tragique qui lui avait brûlé une partie du visage, le rendaient peu sympathique à ses yeux.
— J’ai quelque chose d’important à vous demander, déclara l’entraîneur dès qu’il fut à l’intérieur de la cabine.
— Je vous en prie, fit Jesse en l’invitant à s’asseoir.
— Comme vous le savez, je suis l’entraîneur officiel de l’équipe d’athlétisme des Etats-Unis. Berlin est ma quatrième olympiade et j’ai toute la confiance du président Brundage.
L’athlète se mordit les lèvres. Où voulait-il en venir ? Avait-il eu vent de ses ébats avec la belle passagère ? Helen Stephens avait-elle ébruité l’affaire ?
— Je souhaite savoir si vous comptez vous entraîner avec moi ou avec Larry Snyder, votre coach personnel.
Jesse poussa un soupir de soulagement. Il ne s’agissait donc que de cela : une crise de jalousie entre entraîneurs ! Boudé par l’AAU qui ne manquait aucune occasion de le discréditer, Snyder était considéré comme un simple « entraîneur assistant ». Il avait dû payer lui-même son voyage, et n’avait obtenu ni uniforme ni carte officielle !
— It’s up to you, reprit Robertson pour le mettre à l’aise. A vous de décider !
Jesse Owens garda son sang-froid.
— Larry est mon entraîneur, et il le
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