Berlin 36
le tâter comme on examine un mouton au marché. Elle sentit un désir violent monter en elle. Bien qu’il fût beaucoup plus jeune qu’elle – il devait avoir dix-huit ou dix-neuf ans –, ce garçon brun, bien bâti et hâlé, dégageait une sensualité qui l’excitait au plus haut point.
— Magnifique, s’exclama-t-elle. Parles-tu l’anglais ?
— Je parle un peu le français, marmonna-t-il, ne comprenant pas très bien la raison de l’intérêt subit qu’il suscitait auprès de la cinéaste.
— Comment t’appelles-tu ? lui demanda-t-elle alors dans la langue de Molière.
— Anatol Dobriansky.
— Ce n’est pas très grec comme nom, ironisa-t-elle.
— Je suis fils d’immigrés russes.
— Accepterais-tu de nous accompagner à Berlin ? Je dois parfaire mes images en studio, et j’aurais besoin de toi comme modèle pour le prologue de mon film.
— Pourquoi pas ? répondit-il en haussant les épaules. Mais je dois auparavant demander l’autorisation de mes parents.
Leni n’hésita pas.
— Allons-y !
Elle monta avec le jeune homme à bord de la Mercredes et ordonna au chauffeur de les emmener chez lui. Dix minutes plus tard, la voiture s’arrêtait devant une maison blanche aux volets bleus, située au milieu d’une oliveraie. Les parents d’Anatol étaient à cheval sur les principes : ils accueillirent avec froideur la proposition de l’Allemande. Sans hésiter, la cinéaste sortit de sa poche deux cents reichsmarks et les leur tendit. Le couple se consulta du regard et fini par accepter de lui confier son fils.
Le tournage se poursuivit à Delphes, dans les ruines du stade antique construit à l’endroit le plus élevé de la cité sacrée, là où, comme à Olympie, les jeux Pythiens étaient célébrés tous les quatre ans.
— Filme-le encore, filme-le encore ! N’arrête pas de le filmer, il est si beau !
Accroupie près de Willy, Leni veillait à ce qu’il filmât son jeune éphèbe grec sous tous les angles. Anatol se prêtait au jeu, flatté de faire l’objet de tant d’attentions. Insatiable, la cinéaste multipliait les prises de vue malgré la chaleur suffocante : était-ce la joie d’avoir enfin trouvé le modèle qu’elle espérait pour le prologue d’ Olympia ou celle d’avoir déniché, là où elle ne l’attendait pas, son idéal masculin ?
Quand, à la fin du tournage, Anatol se retira dans un coin pour se désaltérer, Leni le suivit. Sans crier gare, elle le plaqua contre une colonne et l’embrassa fougueusement sur les lèvres. Le jeune homme ne broncha pas, croyant qu’on filmait encore.
26
Où l’on assiste à un crêpage de chignons
Jesse Owens ouvrit son carnet de bord et nota à la date du 19 juillet 1936 :
J’ai suivi la messe à bord, puis j’ai pris mon petit déjeuner. Je suis allé voir le médecin à propos de mon rhume. J’ai embrassé la photo de ma femme.
Il referma le carnet et sortit se promener sur le pont. Accoudé au bastingage, il songeait à Ruth quand des cris hystériques l’arrachèrent à ses rêveries. Une dispute venait d’éclater. Deux femmes échevelées se battaient, roulaient sur le sol, se griffaient, se donnaient des coups de poing. Alertés par les cris, plusieurs membres d’équipage accoururent pour les séparer.
— Que se passe-t-il, champ ? demanda Jesse à Dave qui observait la scène d’un air amusé.
— C’est encore Eleanor Holm. Elle draguait l’ancien champion Dick Degener quand la femme de celui-ci les a surpris…
— Ma parole, cette jeune fille aime s’attirer des ennuis ! Pourtant, il ne lui manque rien : elle est belle, elle est médaillée olympique…
— Qui sait ce qu’elle endure ? C’est peut-être la femme la plus malheureuse du monde !
— Que va dire Brundage ?
— Il va sans doute l’exclure… Elle a dépassé les bornes !
— Tu rigoles ? Il ne peut pas lui faire ça ! C’est quand même une grande championne. On ne sacrifie pas une médaille d’or pour des broutilles !
Dave secoua la tête.
— Tu connais mal Brundage, Jesse. Pour lui, la discipline passe avant tout !
Le lendemain matin, au petit déjeuner, David Albritton revint sur l’incident de la veille.
— Elle est fichue, annonça-t-il à Jesse Owens.
— Qui ça, champ ?
— Eleanor Holm ! Brundage a décidé de l’exclure de la délégation américaine. Pour elle, les Jeux sont finis avant même d’avoir
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