Berlin 36
clappant de la langue à chaque gorgée.
— Croyez-moi, les jeux Olympiques seront une grand-messe à la gloire d’Adolf Hitler et du nazisme, poursuivit Oskar. A travers cet événement, le Führer cherche tout simplement à masquer le réarmement allemand et à obtenir une reconnaissance internationale, un an après les lois raciales de Nuremberg et quatre mois après la remilitarisation de la Rhénanie !
Le Libanais leva les sourcils, tout étonné par les propos audacieux de son interlocuteur et par la confiance qu’il lui faisait en parlant à coeur ouvert, sans crainte ni retenue. Avait-il l’habitude de déballer ainsi ses rancoeurs ou jugeait-il inoffensif un jeune étranger venu d’un pays lointain ?
— Comme vous venez de l’entendre, ce régime est raciste, reprit Oskar en brandissant l’exemplaire de Mein Kampf . Je ne suis pas juif, mais j’ai des amis juifs avec qui je m’entends parfaitement. Où sont les sportifs juifs dans l’équipe allemande ? Malgré l’engagement solennel pris par les organisateurs de respecter la charte olympique qui n’admet pas la discrimination raciale, aucun Juif, à l’exception de l’escrimeuse Helene Mayer, n’a été admis au sein de notre sélection. Tenez, la grande spécialiste du saut en hauteur, une sportive juive nommée Gretel Bergmann, a été évincée sous prétexte que ses performances sont insuffisantes alors qu’elle détient le record national de sa discipline !
— Mais, mon cher, depuis que je me trouve à Berlin, je n’ai remarqué aucun signe discriminatoire contre les Juifs, objecta Pierre Gemayel.
— Rassurez-vous : vous n’en verrez pas pendant les Jeux. Tous les panneaux portant les slogans « Juifs : votre entrée est interdite », « Les Juifs dehors » et « Juifs indésirables » qui étaient placardés dans les rues et sur les vitrines ont été soigneusement rangés. Et le Stürmer , le vulgaire journal antisémite de Julius Streicher, a été retiré de la circulation. Le temps des Jeux, la persécution contre les Juifs est suspendue pour ne pas choquer les visiteurs…
Il secoua la tête d’un air accablé, puis ajouta :
— Savez-vous que les Tsiganes ont été envoyés loin des yeux des touristes, à Marzahn, en dehors de la ville, sur des sites réservés à l’évacuation des égouts ? Et les Noirs ? Savez-vous que les nazis les considèrent comme une race inférieure ? Voyez, voyez ce qu’écrit le Beobachter 1 à leur propos !
D’une main fébrile, il sortit de sa poche un article soigneusement découpé qu’il se mit à lire à voix haute :
Les Nègres n’ont rien à faire aux olympiades. On peut malheureusement constater de nos jours que des hommes libres doivent souvent disputer la palme de la victoire à des Noirs esclaves, à des Nègres. Les Noirs doivent être exclus des jeux…
Oskar avala sa salive, puis déclara d’un ton scandalisé :
— Comment voulez-vous qu’on adhère à des théories si déshonorantes pour le genre humain ? Laissez-moi vous dire le fond de ma pensée, monsieur : ce régime est gouverné par des malades. Hitler, Göring, Goebbels, Himmler sont des névrosés qu’on ferait mieux d’interner. Le monde observe le Führer avec fascination et se laisse berner par ses promesses de paix alors qu’il prépare la guerre. Le peuple allemand est hypnotisé par lui. La propagande le représente comme la personnification de la nation et de son unité, comme un être incorruptible et désintéressé, comme le créateur du miracle économique et le défenseur des droits légitimes de l’Allemagne. Mes compatriotes sont devenus paranoïaques : ils voient en Hitler le rempart contre les ennemis idéologiques de la nation, à savoir le marxisme-bolchevisme et les Juifs, considérés comme les responsables de tous nos maux. Hitler construit son mythe sur un terreau de croyances, de phobies et de préjugés…
— Y a-t-il beaucoup d’opposants au régime ?
— Pas assez. La Gestapo veille au grain. Elle vient d’arrêter une centaine de militants ouvriers du KPD pour affaiblir les activités clandestines de ce parti pendant les Jeux…
— A mon arrivée à la gare, on m’a donné ce tract, dit alors Pierre Gemayel en sortant de la poche de sa saharienne un papier plié en quatre.
Oskar prit le document et l’examina attentivement.
— C’est un tract que le Deutsche Volksfront , le Front populaire allemand, distribue aux étrangers
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