Berlin 36
ma mère pour limiter les frais.
— Ma mère à moi était pianiste, elle est décédée l’an dernier. C’est elle qui m’a appris mon métier et m’a initié au jazz, sa passion de toujours. A la fin de sa vie, ses mains tremblaient tellement qu’elle ne pouvait plus jouer. Elle me regardait avec envie et fierté, j’avais l’impression qu’elle jouait à travers moi ! Quand je joue, c’est aussi pour lui rendre hommage…
Arrivé près du bureau de poste, Oskar s’arrêta.
— J’habite là, dit-il en montrant à Claire le troisième étage d’un immeuble en pierre de taille. Tu montes prendre un verre ?
La Française accepta sans hésiter. Elle le suivit et pénétra dans un studio où régnait un tel désordre qu’elle ne put s’empêcher de pousser un cri de surprise en le découvrant. L’endroit n’était pas sale – point de poussière, ni d’odeurs nauséabondes –, mais il était encombré de dossiers éparpillés et rien n’y était correctement rangé.
— L’ordre est le contraire de la liberté, lui expliqua Oskar. La ponctualité aussi !
Claire éclata de rire.
— Je comprends à présent pourquoi tu ne commences jamais tes récitals à l’heure !
Oskar la débarrassa de son chapeau, dégagea le sofa pour lui permettre de s’asseoir, puis ouvrit un bahut dont il sortit une bouteille d’Old Grand-Dad et deux verres qu’il remplit aussitôt.
— Prost !
Ils trinquèrent et burent à la santé de Berlin, du jazz, de la Paix, de l’Amour, du Duke et de Fats, si bien que la bouteille de whisky se vida complètement en un temps record.
— Un peu de musique ? proposa le pianiste, comme si le concert de la soirée n’avait pas suffi.
— Volontiers !
— Qu’aimerais-tu écouter ?
— Cheek to cheek d’Irving Berlin, par Billie Holiday. Tu connais ?
— Je ne connais qu’elle !
Il se dirigea vers le gramophone, choisit un disque et posa l’aiguille sur le sillon. La voix de Billie Holiday s’éleva, chaude et entraînante à la fois :
Dance with me
I want my arms about you
The charm about you
Will carry me through
To heaven, I’m in heaven
And my heart beats so that I can hardly speak
And I seem to find the happiness I seek
When we’re out together dancing
Cheek to cheek
Mis en condition par les paroles de la chanson, Oskar attira Claire vers lui et la fit danser. Elle ne résista pas, heureuse d’être enfin dans ses bras. Quand, au bout de trois minutes, la chanson s’arrêta, il prit son visage entre ses mains et, tendrement, l’embrassa sur les lèvres.
— Je te veux, lui murmura-t-il à l’oreille en lui étreignant les hanches.
— Moi aussi je te veux, s’entendit-elle répondre.
Toute la nuit, sur un lit jonché de partitions, Oskar et Claire se donnèrent l’un à l’autre.
18
Où l’on assiste à la cérémonie de clôture
On en était au sixième Deutschland über alles consécutif, suivi d’un sixième Horst-Wessel-Lied – joué pour la 480 e fois depuis la cérémonie d’ouverture ! – en hommage aux cavaliers allemands qui, en ce dernier jour des Jeux, venaient de remporter toutes les épreuves d’équitation ! Dans la tribune de presse, les journalistes en profitèrent pour faire leurs comptes : au total, l’Allemagne se classait première avec 89 médailles, dont 33 d’or, contre 56 médailles, dont 24 d’or, pour les Etats-Unis – qui, en athlétisme, pouvaient néanmoins se targuer d’avoir remporté près de la moitié des épreuves. Pour certains observateurs, ce palmarès reflétait la domination des régimes fascistes, catalyseurs d’énergie et de potentiel humain : l’Allemagne nazie avait battu les Etats-Unis, l’Italie devançait la France et le Japon surclassait la Grande-Bretagne… Claire Lagarde passa en revue les épreuves qu’elle avait couvertes pour L’Auto et se félicita d’avoir accepté cette mission à Berlin qui lui avait permis de rencontrer des sportifs inoubliables : Jesse Owens, Helen Stephens, mais aussi le Britannique Jack Beresford, qui avait remporté sa cinquième médaille en aviron en cinq participations aux JO, la Néerlandaise Hendrika « Rie » Mastenbrock, qui avait battu trois records olympiques en natation, la nageuse américaine Marjorie Gestring qui, à treize ans, était désormais la plus jeune médaillée d’or de l’histoire, le petit barreur français, Noël Vandernotte, douze ans, médaillé de bronze en
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