Brautigan, Un Rêveur à Babylone
creuser. S’il voulait en
être convaincu, il n’avait qu’à refaire mon parcours.
« Richard, essaie de t’imaginer que la route et la
pente ne se trouvent pas à cet endroit. Regarde comment le terrain est
orienté ! Essaie d’admettre que l’eau provient de derrière nous. C’est la
gravité qui la conduit sous le fossé, puis sous la maison en direction du ruisseau. »
« C’est faux, mon pote, c’est la Compagnie du Téléphone
qui est responsable. Mon avocat m’a dit que j’étais dans mon droit, si je
recreusais pour arracher le chiendent qui est la cause de tout cela. »
« Mais ce ne sont pas les mauvaises herbes, c’est la gravité.
La gravité se moque de tes droits. L’eau ne fait que s’écouler dans le sens de
la pente. » Richard resta sur ses positions. « Non, c’est la
Compagnie du Téléphone qui est en cause. »
Il me lança un sourire grimaçant : « Mon avocat va
se charger de cette affaire. » Il loua les services d’un jardinier pour
creuser le fossé, qui, au passage, déterra le câble téléphonique, et mit hors
service tous les téléphones de la vallée. Ce qui ne fit rien pour améliorer la
cote de Richard auprès de ses voisins.
La Compagnie envoya un employé pour réparer le câble. De
plus en plus parano, Richard me désigna comme porte-parole. Le réparateur dit
que cela arrivait souvent dans la région, que ce n’était pas grave. Mais
Richard refusa de croire en ma version. Il refusa tout autant d’adresser la
parole au réparateur lui-même. Des poursuites allaient s’ensuivre, il en aurait
mis sa main au feu.
Cette nuit-là, emporté par son obsession, il appela son
avocat à quatre heures du matin.
« J’avais oublié l’heure », balbutia-t-il en
s’excusant.
« Mon avocat m’a dit : Richard, ne me rappelez
plus jamais à cette heure-là de la nuit, à moins que vous ayez un pistolet
fumant à la main et un corps gisant à vos pieds ! »
Richard adora ce commentaire. Les jours suivants, il
téléphona à ses amis pour leur rapporter l’histoire.
Il a passé ses coups de fil et m’a laissé respirer un peu.
Sans Richard sur le dos, j’ai pu travailler en paix dans le ranch. Son
comportement était excusable pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il venait
juste de retravailler les épreuves de Retombées de sombrero. Et il était
si perfectionniste que c’était une véritable boule de nerfs après ses séances
de relecture. D’autre part, il venait juste de rompre avec sa fiancée et se
livrait à des parties d’engueulades téléphoniques longue-distance avec elle.
Le décalage horaire dû à son récent retour en Amérique et
ses insomnies ne firent qu’augmenter sa consommation d’alcool. Toutefois,
aucune de ces considérations ne pouvait expliquer vraiment la sensation
principale qui m’envahissait.
Depuis l’incident de la 22 long rifle, une donnée nouvelle
et profondément malsaine dominait la vie de Richard : un manque de respect
plein d’amertume pour quiconque n’était pas détenteur de pouvoir. Il
considérait les petites manies et travers de ceux qu’il fréquentait avec des
intentions mauvaises et méchantes.
En outre, incapable de prévoir quoi que ce soit de plus
complexe que des repas pour deux personnes pendant deux jours
d’affilée – sans parler de ses autres besoins – il ne
cessait de me déranger pour descendre à Livingston. Cela se produisait parfois
trois fois dans la même journée, jusqu’à ce que j’en vienne à lui dire que je
ne pouvais pas cumuler les deux fonctions : « rancher » et
conducteur de taxi. Si bien qu’il engagea un intendant, un ami des Fonda,
domicilié à Livingston. Mais son comportement nocturne se révéla à tel point
erratique que l’intendant et moi-même nous concertâmes pour assister Richard à
tour de rôle, afin de ne jamais le laisser seul, et pour contenir ses divagations
paranoïaques.
Il se mettait dans des états terribles au sujet de sa
carrière. Ses commentaires du printemps précédent, au sujet de son succès à
Tokyo, m’avaient un instant convaincu qu’il était satisfait de cette seconde
gloire et que, de fait, il acceptait le déclin de sa notoriété en Amérique.
Mais des événements tout à fait insignifiants déclenchaient
parfois ses colères.
Un après-midi, guidé par une envie de lire – il
n’y avait que peu de livres au ranch –, j’ai farfouillé dans une armoire
et y ai trouvé des épreuves en
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