Brautigan, Un Rêveur à Babylone
placard d’un recueil de Raymond Mungo. Installé
sur un canapé, j’étais absorbé par la lecture quand Richard fit irruption dans
la pièce. Il a rôdé un moment autour de moi avant de remarquer ce que je
lisais.
« Tu sais ce qu’il dit à propos de l’un de mes
livres ? » me demanda-t-il.
Et Richard de citer un commentaire légèrement défavorable de
Mungo.
Là-dessus, il a commencé à faire les cent pas, rouspétant
contre cette injustice. Il s’est rappelé les propos élogieux que Mungo avait jadis
tenus sur un de ses premiers romans ; mais il n’y a fait référence que
pour prouver sa perfidie.
Richard prétendait que ses travaux récents faisaient l’objet
d’une conspiration, ses détracteurs utilisant ses premiers romans plus
populaires comme armes. Il se plaignait que personne à New York n’ait fait le
moindre effort pour lire ses premiers romans, pas plus qu’on n’avait daigné en
rendre compte quand finalement ils avaient été publiés. Gonflé à bloc, il est
sorti de la pièce comme un ouragan.
Décidément, ses crises de colère étaient imprévisibles.
J’étais justement en train d’y repenser, quand, derrière moi, une porte a
violemment claqué. Richard est entré comme une tornade. « Passe-moi ce
bouquin ! » Je le lui ai tendu.
Il a déchiré les épreuves en deux. Puis il a réduit les
pages en lambeaux et a jeté le tout sur la pelouse par la porte de devant. Une
fois cette démonstration de force digne d’Atlas terminée, il s’est retiré dans
son bureau. Dix minutes plus tard, il a réapparu, tenant entre les mains un
autre exemplaire dédicacé du même bouquin. Il a lu la dédicace. Il a éclaté de
rire. Il a déchiré le livre et l’a envoyé valser sur le gazon, aux côtés des
épreuves déjà déchiquetées. Il est allé chercher du kérosène et a parachevé son
œuvre dans un feu de joie.
Le soir même, il semblait avoir totalement oublié son petit
autodafé. Il a évoqué pendant une bonne partie de la soirée les problèmes de
censure auxquels il se heurtait dans un département d’une université de
Californie du Nord. Chaque point de détail de l’affaire fut répété à satiété,
citations du proviseur, de l’administration et des plaignants à l’appui.
« La prochaine étape à craindre, maintenant, c’est
qu’ils mettent le feu aux livres », m’avertit-il solennellement,
« exactement comme le firent les nazis. » Plus tard dans la nuit, il
s’est calmé et m’a avoué qu’à cause de ses rêves effrayants, il n’arrivait plus
à dormir. Dès l’instant où il perdait connaissance, ses rêves se mettaient en
branle. Les cauchemars étaient insupportables. Jamais un écrivain ne m’a livré
de si déchirantes confidences. A l’évidence, il souffrait vraiment et j’en fus
profondément ému.
Richard m’avoua qu’on lui avait prescrit de la Stélazine. Le
médicament l’assommait pour deux ou trois heures d’un sommeil sans rêve. J’en
fus très surpris. Jamais à ma connaissance il n’avait consommé d’autres drogues
que le café et l’alcool. A cette période, il buvait un à trois litres de vin à
table et terminait fréquemment la nuit au whisky. Il fallait qu’il arrête
impérativement d’ingurgiter de l’alcool avec ce médicament, lui dis-je, c’était
du suicide. En outre, je lui fis part de mes doutes : à ma connaissance,
la Stélazine n’était pas vendue comme somnifère. C’était un médicament prescrit
contre l’anxiété dans le cadre de traitements de longue durée, et dont
l’utilisation était accompagnée d’une interminable liste d’effets secondaires.
Il ne voulut pas en entendre parler et changea de sujet. Il
n’acceptait pas de conseil d’autrui, pas même de ses amis du Montana les plus
chers, comme Tom McGuane et William Hjortsberg, qu’il avait pourtant consultés
au moment de l’histoire du fossé d’écoulement, sans d’ailleurs jamais tenir
compte de leur avis.
J’ai décidé de limiter nos achats d’alcool, divisant par
deux les quantités de vin, préférant acheter des demi-litres plutôt que les
litres et demi d’almaden que Richard appréciait tant. Je me suis également mis
à « oublier » d’acheter le brandy ou le whisky. En général, il
n’aimait pas boire seul. Par conséquent, je m’absentais les après-midi et
partais en excursions dans les canyons, coupant ainsi court à tout début de
beuverie.
La baisse de consommation
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