Brautigan, Un Rêveur à Babylone
jeu, histoire de voir jusqu’à quel point ils pouvaient se
rapprocher du chiffre 9 de la pendule.
« On s’en tirait pas mal », me dit-il en montrant
du doigt la salle de bains, « jusqu’à ce que je grimpe dans la baignoire
et que je tente ma chance de là. Pour la pendule, ce fut le coup fatal. »
Un charpentier de la région est venu pour les réparations.
Richard lui a demandé d’inspecter d’abord l’extérieur. Les balles qui avaient
traversé le mur avaient causé de sacrés dégâts.
Certaines avaient dévié vers le toit et fendu les tuiles. Vu
de l’extérieur, on ne comprenait pas clairement comment tout cela avait pu se
passer. On ne pouvait que constater que le bois avait volé en éclats. Une fois
à l’intérieur, le charpentier a rapidement compris.
Jusqu’à cet instant, Richard n’avait pas bronché. Le
charpentier a terminé son inspection. A peu près quatre cents trous dans le mur
de la cuisine. Richard a haussé les épaules et a concédé :
« Des amis m’ont rendu visite hier soir et… ils ont eu
la gâchette un peu légère. » Aussi amusante qu’ait pu être cette réplique,
elle me conforta dans l’étrange sensation que j’éprouvais vis-à-vis de Richard
au contact d’armes.
Cette anecdote ne me fut rapportée qu’après le premier
incident avec la 22 long rifle, et n’a donc en aucun cas pu influer sur mon
impression première. Ainsi donc, il refusait de participer à une innocente
séance de tir sur boîtes de conserve, mais s’amusait avec son copain à
défourailler dans sa propre maison. Richard m’avait habitué à des comportements
contradictoires, mais cette fois-ci, cela touchait à la schizophrénie.
De retour en Californie, j’ai eu ultérieurement l’occasion
d’évoquer avec Price le fameux « Règlement-de-comptes-à-OK-Cuisine ».
Il m’a assuré que l’idée venait de Richard.
« Mais ça ce n’est rien, Keith », m’a dit Price,
« écoute plutôt comment cela a commencé : au départ, il voulait
sortir avec les carabines, à minuit, pour lâcher des pruneaux dans le
vide. »
Price l’en avait dissuadé.
« C’est alors qu’il s’est mis à vider son chargeur
contre le mur. Je me suis dit qu’il valait mieux ça ici, que dehors dans la
nuit. »
Selon Price, au-delà de la relation amour/haine que Richard
entretenait avec les armes, tout ceci traduisait un comportement machiste que
ses amis du Montana, pensait-il, attendaient de lui.
Il m’a fallu attendre un événement qui est survenu plus tard
dans la semaine pour saisir à quel point ces histoires de pistolets m’avaient
fichu la frousse.
Je m’étais rendu chez Peter Fonda pour emprunter des outils.
Tout en discutant avec lui, je suis passé dans la pièce de devant, où j’ai fait
mine d’admirer ostensiblement sa collection d’armes anciennes du Far West. En
réalité, j’ai tenu à m’assurer qu’elles n’étaient pas chargées.
Peter s’en est aperçu. Il s’est montré quelque peu offensé.
Il ne fallait pas que je m’en fasse, les armes, bien sûr, n’étaient pas
chargées.
Ayant grandi dans une maison dans laquelle se trouvaient des
armes à feu, je savais pertinemment qu’on ne les laisse jamais chargées. Je lui
ai présenté mes excuses. Et lui ai expliqué qu’étant enfant, j’avais été
victime d’un accident presque mortel, à cause de l’inattention d’un
tiers –, ce qui était vrai. Et que depuis, j’avais toujours fait preuve
d’une prudence toute particulière en présence d’armes. Mais la raison réelle
était la suivante : l’attitude de Richard avait tout chamboulé dans ma tête.
Au fur et à mesure que mon travail dans le ranch avançait,
je remarquais que l’entretien n’était pas le seul souci qui minait Richard.
C’était un citadin, habitué aux distractions et délices de la vie en ville. A
la campagne, il disposait de trop de temps mort, et l’ennui s’était rapidement
installé. « Règlement-de-comptes-à-OK-Cuisine » me faisait penser à
la fois où, rongé par l’ennui, il avait badigeonné le mur d’un ami avec tous
les ingrédients qu’il avait pu trouver dans le réfrigérateur.
Mais le recours aux armes dépassait de beaucoup la simple
notion d’ennui. Cela supposait une perte de contrôle. Richard avait rejoint
cette frange de la population qui s’imagine qu’avec un pistolet, tout va
s’arranger.
Dans sa vie quotidienne, Richard avait toujours été incapable
de
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